
Emma Cline, talentueuse écrivaine américaine que nous suivons depuis The Girls, revient avec ce court roman, ô combien brûlant, que l’on pourrait qualifier de huis-clos.
En effet, sur à peine vingt-quatre heures, nous nous retrouvons dans la bulle dorée d’Harvey, que l’on devine bien évidemment être Harvey Weinstein, le producteur de cinéma accusé de viols et d’agressions sexuelles en pleine révolution du #metoo.
« Il se souvenait à peine de toutes les choses qui s’étaient pites, et par conséquent il avait écouté avec un certain intérêt les témoignages, au début, curieux d’entendre ce qu’il était censé avoir fait. Mais c’était vite devenu ennuyeux. » (p.95)
En plein tourment alors que ses avocats planchent sur son affaire afin de lui éviter une peine trop sévère, Harvey a trouvé refuge dans la luxueuse maison secondaire d’un ami. Car des amis, il en compte encore, et il espère bien rebondir sans tarder.
« Il avait survécu à une tentative d’assassinat. Comment décrire autrement ce qu’ils essayaient de lui faire ? Ces moyens incroyables, choquants, qu’ils avaient rassemblés contre un seul homme ? » (p.15)
Seulement, c’est un Harvey décati qui nous est présenté : un bracelet électronique à la cheville, le dos en très mauvais état, le déambulateur jamais bien loin. Pourtant, la concupiscence n’est pas en berne et lorsqu’une jolie infirmière vient s’occuper de lui à domicile, on devine l’appétit vorace qu’il nourrit encore pour une donzelle.
Les frasques condamnables du producteur sont seulement évoquées, suggérées. Mais, à travers le détachement quasi complet dont le personnage fait preuve, on perçoit la condamnation sévère de l’écrivaine.
« En définitive, pour lui, ce serait comme n’importe quel autre moment de triomphe. Il n’y avait que l’entre-deux qui changeait, constitué d’une suite de concessions différentes, et des caractéristiques de chaque personne. Certaines résistaient, d’autres non. Certaines se figeaient, immobiles ; d’autres éclataient de rire, par gêne. Il aimait toutes ces ces réactions, même ces petites victoires : c’étaient comme des parfums de glace variés. Et à la fin, il était toujours rassasié, tandis que l’autre personne avait du mal à respirer, plissait les yeux, s’agitait, une nouvelle humiliation sur le visage. » (p.41)
Au final, nous avons là le portrait d’un vieillard exigeant, libidineux et inconscient de sa destinée alors qu’il continue de nourrir des espoirs pour la suite à venir : n’a-t-il pas rencontré son voisin de campagne en la personne de Don DeLillo ? L’adaptation de l’un de ses livres serait une opportunité en or !
« Pourquoi se retrouvait-il ici, sur cette terre, en l’an 2020, dans cette maison qui se trouvait être voisine de cette de Don DeLillo, si ce n’était dans ce but précis ? Si ce n’était pour se retrouver dans ces circonstances précises, vivre cette rencontre fortuite entre deux esprits ? » (p.28)
A-t-on là un homme qui s’illusionne lui-même ? La visite de sa fille et de sa petite-fille nous laisse le penser lorsque l’on saisit le peu d’enthousiasme que la première manifeste aux projets de son père.
C’est ainsi le portrait d’un monstre qui s’ignore ou qui s’illusionne qu’Emma Cline dresse sans complaisance, un producteur qui se complaît dans une normalité qui n’est plus la sienne pourtant, dont on sait qu’elle ne sera plus la sienne… Le pathos affleure mais la critique domine.
« demain quoi, toute cette affaire apparaîtra sous son vrai jour : un coup monté, une tentative pour faire le procès des regrets et me désigner comme bouc émissaire. » (p.12)
Bref et efficace.
Harvey, Emma CLINE, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, éditions de LA TABLE RONDE, 2021, 106 pages, 14€.
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