
Imaginez un jour que, de bon matin, alors que vous vous apprêtez à sortir de chez vous pour commencer votre journée, vous découvriez une escouade de policiers et de gendarmes, armés jusqu’aux dents, aux abords de la maison de votre voisin.
« La scène est tellement irréelle que je me demande si je ne suis pas en proie à une hallucination. Dans un nuage de poussière, les voitures viennent se garer devant la maison de Guy et de Chantal. » (p.14)
Imaginez que derrière celui que vous pensiez être votre proche ami, avec qui vous preniez l’apéritif, partagiez de bons repas, partiez à la recherche d’insectes rares ou bricoliez ensemble, se cache un monstre qui a violé et violemment tué plusieurs jeunes filles. Comment réagiriez-vous ? Crieriez-vous à la trahison ? Pourriez-vous seulement y croire ? Culpabiliseriez-vous en vous disant que vous n’aviez rien vu, rien entendu ?
Ce cas de conscience hélas banal, si l’on considère les faits divers scabreux qui ponctuent le quotidien de notre actualité, Thierry Clavaud s’y trouve confronté alors qu’il ne se doutait de rien. Autant dire que le ciel leur tombe sur la tête, à sa femme Élisabeth et à lui.
« Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ? Guy Delric, votre voisin, le tueur qu’on recherche depuis des années ! […] Lever la tête. Trouver un point d’appui. Seulement regarder quoi pour tenir encore debout ? » (p.30)
Comment ne pas frémir de dégoût – envers soi, envers le couple maudit de voisins et amis qu’étaient Guy et Chantal – lorsque l’on apprend que les pires atrocités ont été commises jusqu’à côté de chez soi ? Comment ne pas hurler de rage d’avoir été dupé sur l’identité de ceux qu’ils considéraient comment des intimes ? Comment ne pas être associé malgré soi à l’ignominie d’un bourreau et de sa femme complice ?
Cette épreuve, Thierry et Lisa la prennent de plein fouet dans leur visage. Si Lisa s’atrophie littéralement, préférant rapidement quitter les lieux, Thierry tente de maintenir un semblant de normalité dans sa vie. Mais lorsque les collègues le tannent de questions et que les journalistes n’hésitent pas à forcer sa sphère intime, il se voit dans l’obligation d’abdiquer.
« Tout ce sang. L’affaire est trop belle. Dès demain, ils reviendront à la charge. Vautours, eux aussi. Nous tous. » (p.88)
Contre toute attente, le récit de Tiffany Tavernier n’est pas seulement le roman d’un fait divers. En effet, la révélation de l’identité monstrueuse de Guy, le voisin de Thierry, amène ce dernier à se confronter à ses propres démons, à la propre monstruosité des ombres de son passé. Et il y en a : un père militaire taciturne qu’il n’a cessé de fuir, une mère effacée et un frère absent. On devine les traumatismes d’une histoire familiale que seul le grand-père Raymond a pu réchauffer du soleil de sa campagne et de son labeur à la ferme.
Ainsi, le roman invite Thierry – et donc le lecteur – à une relecture de sa vie sous le prisme de tout ce que les actes ignobles de Guy ont pu bouleverser dans ses croyances et ses certitudes. S’il y a enquête d’un côté (découvrir, à force de creuser, les fosses qui contiennent le corps des pauvres victimes), il est surtout question d’une quête personnelle qui doit amener Thierry à redéfinir les contours identitaires de sa vie et de celle de ses proches.
« La fureur du réel fait si mal. Qui, aujourd’hui, pour me sortir de là ? […] Je suis au seuil du monde, face au magma sanglant. A l’intérieur peut-être. » (p.195)
Le récit est, à bien des égards, dur. A l’image du travail de Thierry (réparateur dans les usines), on ressent à la perfection les écrous qui verrouillent une possible libération de son essence. Un mimétisme sans doute révélateur : il faut que la « machine » s’emballe pour que les dysfonctionnements se révèlent de précieux indicateurs d’une souffrance chevillée au cœur.
Petite épopée personnelle, L’Ami est un texte fort qui questionne l’être et le paraître avec une force paradoxalement pondérée.
L’Ami, Tiffany TAVERNIER, éditions Sabine WESPIESER, 2021, 259 pages, 21€.
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