A dévorer !

« Anatomie d’un mariage », Virginia Reeves : épreuve(s) de la fidélité

Nous sommes dans les années 70 dans le Montana. Le brillant psychiatre comportementaliste Edmund Malinowski a en charge la direction de l’hôpital Boulder, établissement où l’on place les personnes souffrant de retard mental, plus ou moins sévère. Avec 750 pensionnaires et des effectifs de soin limités par les moyens, Ed a fort à faire. Il se démène comme un beau diable auprès des hommes influents du pouvoir, n’hésitant pas à graisser la patte de ceux qui sont proches du gouverneur à coups de verres dans les bars. Seule compte sa mission : assurer à ses patients des activités pour les aider à développer des capacités sans doute ignorées et leur permettre d’espérer un retour à la vie sociale de monsieur et madame tout-le-monde, sans être « parqués », à l’écart.

« En vérité, seuls ceux qui sont lourdement handicapés nécessitent une prise en charge à l’hôpital – les grabataires et ceux qui sont dans le coma. Les autres devraient avoir leur place au sein de la société, exactement comme les personnes âgées et les enfants. » (p.20)

Tout à sa tâche, Ed néglige quelque peu son épouse Laura. Cette dernière tente de passer le temps en travaillant deux jours par semaine dans une boutique de vêtements, puis en acceptant l’invitation d’Ed à donner des cours d’art à quelques patients de Boulder. Là-bas, elle ne peut éviter la confrontation avec Penelope, une jeune patiente de seize ans, grande préférée d’Ed, ce dernier lui prodiguant des séances individuelles et la couvant d’une protection bien spécifique. Même si son époux ne cesse de la rassurer, Laura ne peut s’empêcher de nourrir une vive jalousie envers la jeune épileptique, si belle et si intelligente.

« Je me demande comment il réagirait si moi aussi j’avais ma Penelope à moi. Quelqu’un avec qui je passe tout mon temps, dont je parle à chaque repas. Quelqu’un que j’aurais choisi à sa place à lui, encore et encore. » (p.88)

Ed le reconnaît : il est partagé entre Laura et Pen. Son envie de devenir père auprès de Laura se double d’un désir certain pour Penelope. Ainsi, lorsque l’accouchement de Laura tombe pile-poil au même moment que l’hospitalisation en urgence de la jeune fille, Ed est confronté à un dilemme.

« Je t’en prie, dit-il. Je vais changer. Je suis un spécialiste du comportement. Si je parviens à aider les autres à changer, je le peux également. » (p.221)

La fidélité (relative et épisodique) et la paternité du psychiatre ne seront pourtant pas des liens indéfectibles pour Laura… Pourtant, même dans d’autres bras, elle ne parvient pas à oublier Ed.

« Un instant, sa vie compliquée lui manque, à l’époque où il avait à la fois Laura et Penelope. Sa femme à la maison. Sa patiente au travail. Certes, c’est cette situation qui l’a amené là où il en est, mais alors au moins il y avait de l’amour en abondance. Deux femmes à aimer, à adorer (s’il a aimé Penelope d’une certaine manière, ainsi soit-il ; quelle importance !) » (p.258)

Lorsque ce dernier est la victime d’un anévrisme, Laura se sent investie de la mission d’aider son ex-mari, malgré les remontrances de ses proches. Lui, qui a œuvré pour la prise en charge des affaiblis, est à son tour pris en charge par cette femme qui ne recule ni devant l’infamie physique, ni la déchéance morale de celui qui fut un temps son époux chéri.

« Je l’ai perdu en tant que mari et amant, mais aujourd’hui, c’est l’idée même d’Ed que je risque de perdre. Or nous bâtissons nos vies sur des idées. » (p.319)

Penelope, elle-même, devenue employée dans la bibliothèque de la ville, lui accorde du temps pour essayer de stimuler sa mémoire et ses réflexes intellectuels. Les deux femmes qui se jalousaient mutuellement se retrouvent investies d’une même cause, et l’homme brillant qui voulait l’indépendance de ses patients devient totalement dépendant de son entourage. Ironie dramatique…

« Aussi néfaste qu’elle soit, elle était vraie et puissante. Je voudrais lui hurler dessus et puis la remercier. Je voudrais l’accuser et puis lui pardonner. Ce n’est pas à cause d’elle seulement qu’Ed et moi avons divorcé, mais elle a influé sur le cours des choses, et je lui en sais gré. » (p.369)

Superbe roman sur le mariage, ses sacrifices et ses concessions ; sur le désir, auquel on cède ou on résiste ; sur la maladie, qui altère à tout jamais même le plus brillant des individus ; sur le don de soi, qui fait passer outre les barrières du passé et confirme à jamais les liens affectifs qui un jour furent et seront à jamais ; sur l’empathie et le dévouement, qui permettent d’assister un homme dans sa déchéance morale et physique… Quelle force narrative, quelle puissance thématique ! On referme ce roman bouleversé, car c’est sans complaisance aucune et pourtant avec une émotion tacite que le destin d’un homme, à bien des égards salaud magnifique, est raconté. Années de vies malmenées et aux succès fragiles, le roman questionne ce qu’est être un homme ou une femme à travers les difficultés du mariage et les injonctions de la vie sociale. Bien évidemment, il est aussi question de choix ; mais à cela, une réponse, qui s’avère être la meilleure dans le roman (bien que ponctuellement contestable aux yeux de la morale bien-pensante) : celle de l’évidence, celle de l’intuition.


Anatomie d’un mariage, Virginia REEVES, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, éditions STOCK, coll. La Cosmopolite, 2021, 431 pages, 22.90€.

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