A croquer

« Le Doigt », Dalie Farah : causes et conséquences

C’est un matin de janvier pluvieux. La professeur de lettres préfère couper court sur la route plutôt que de passer sur un trottoir boueux. Une voiture, surprise, la klaxonne : le premier doigt d’honneur est immédiat. Le conducteur s’arrête plus loin, lui demande d’oser réitérer son geste : elle ne baissera pas les yeux, et lui opposera sans hésiter un deuxième doigt d’honneur. Et la gifle, en réaction, de lui flageller le visage…

« Elle a coupé le rond-point pour éviter la boue, elle a pris une baffe à cause de ça : l’injustice crasseuse macule ses semelles, grimpe le long de ses chevilles, court sur ses mollets, atteint son ventre et troue sa poitrine. » (p.15)

Qui, dans ce fait divers, est victime ou coupable ? Est-ce le conducteur, ne n’avoir pas vu qu’il s’agissait d’une femme ? Est-ce lui, d’avoir été justement surpris par ce piéton qui déambulait sur la route ? Est-ce le professeur, qui aurait dû garder son sang-froid ?

« Elle ne précise pas qu’elle a préféré le coup, le risque de coup, plutôt que la certitude de la lâcheté. » (p.20)

L’engrenage administratif se met en place : outre la cuisante douleur de la gifle, la professeur doit batailler avec sa hiérarchie (proviseur, rectorat…) pour établir si elle était dans son bon droit. Ses collègues tergiversent, entre soutien et accablement.

Qu’est-ce que cette société où l’on répond à coup de doigt d’honneur ou de gifle ? Mécanisme de violence quand la parole ne suffit pas ou n’est pas le réflexe premier…

Cet incident fait ressurgir, dans la vie de ce professeur, un riche passé, entre malheurs et succès. Ainsi, la petite fille d’immigrés a, enfant, dû encaisser les coups à la maison. Pour s’en sortir, elle a cru en la méritocratie : celle de travailler, d’arrache-pied, pour sortir de sa condition et devenir quelqu’un, un fleuron intellectuel pour servir cette institution en laquelle elle a cru si fort, la République. L’agrégation de lettres assoit cette soif d’élévation.

« Sa vie est un fait d’armes, sa survie aussi. » (p.47)

« Elle est une bonne prof, il faut que ça se sache, que ça saute aux yeux. Et ça cachera le reste : pas de trace, pas de crasse, pas de race, pas de classe. » (p.56)

Cependant, elle, la femme au sang arabe, n’a pas de suite les établissements de prestige. On lui confie les classes d’immigrés, entre autres. Et bien tant pis, elle se battra pour mettre en place mille et un projets, jusqu’à être reconnue par la Ministre de l’éducation de l’époque, pour son esprit d’initiative si républicain.

Mais lorsque elle est prise à parti dans une bataille entre un Gitan de treize ans et un autre élève, c’est elle qui est frappée. Lorsqu’un autre élève la traite de « sale pute » pour l’avoir simplement admonesté sur un manquement disciplinaire, c’est elle encore qui est verbalement molestée. Alors elle réagit pour garder son intégrité : conseils de discipline, main courante… Malgré l’apparente évidence de son statut de victime, l’administration rechigne à punir d’emblée les élèves coupables.

« Tout la rend seule, rien ne veut la protéger, les faits adviennent, son corps a mal, les responsabilités sont croisées et qui paie l’addition ? » (p.140)

Et le texte de Dalie Farah de donner voix au corps professoral sur l’inertie des sanctions et des mesures pour contrecarrer une révolte sourde mais certaine des jeunes contre l’autorité. Une critique juste, mesurée, sur une Éducation Nationale certainement pleine de bonne volonté mais qui va indéniablement mal, parce que caduque dans ses principes, scindée entre une louable théorie et une pratique malmenée.

« A quarante-quatre ans, elle en est toujours à quémander de l’amour auprès de l’Éducation nationale, à désirer se réfugier dans les bras d’une institution amputée de ses quatre membres depuis sa création ; elle a beau lever les yeux vers l’autorité, personne ne croise son regard et ne veut l’adopter. » (p.96)

Quant au professeur, ces coups reçus par des élèves réveillent le traumatisme des coups de l’enfance : pourquoi ce schéma se répète-t-il ? Peut-elle garder la foi en sa vocation quand même les « meilleurs », la conviction chevillée au corps, deviennent des victimes ? Au final, elle qui croyait avoir échappé à sa condition, n’est-elle pas rattrapée par la société ?

Le doigt est rébellion. Le doigt est celui qui pointe en général une vérité (pas toujours plaisante). Le doigt est question. Le doigt est attention. Le doigt est guide. Le doigt est lien. Le doigt est force.


Le Doigt, Dalie FARAH, éditions GRASSET, 2021, 214 pages, 19€.

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