
Back to the nineties dans cette France de la périphérie parisienne qui écoute Ophélie Winter ou Alliance Ethnik, qui paie encore en francs, qui porte des sweats Dia ou des sacs à dos Viahero, qui se contacte via Tam-Tam, qui se nourrit ou s’abreuve de produits aux marques tendance de l’époque.
L’héroïne du roman, une collégienne de 3ème qui, à défaut de briller par une quelconque qualité notable, assume de sa voix la narration du récit, se meurt d’envie de mener le train de vie de nombre de ses camarades mieux lotis. Sauf que ses parents, depuis toujours, se heurtent à ses désirs de marque, préférant l’économie et la modestie.
« J’ai fixé la peinture écaillée du portail, la boîte aux lettres défoncée, les croquettes du chat dispersées au pied du mur. Où tombent les cigognes quand elles meurent en plein vol ? (p.84-85)
Il faut dire qu’avec leurs quatre enfants, dont le dernier, Simon, nécessitant une attention plus grande pour pallier ses déficiences de développement, ils ont fort à faire. Tant et si bien que le père, un jour, met les voiles pour un ailleurs moins pesant et que Rachel, l’aînée, s’enfuit avec un amour de passage pour Barcelone.
Notre héroïne se retrouve avec une mère dépressive, shootée aux médicaments, et deux frères à charge. Elle qui déjà rêvait d’autre chose se voit plombée par ces entraves familiales.
« Depuis le départ de mon père, et pire encore depuis celui de Rachel, ma mère ne voulait plus savoir avec qui je traînais et à quoi j’employais l’argent qu’elle me donnait toutes les semaines. » (p.166)
Alors, elle accepte de rejoindre le groupe Magritte, composé de quelques jeunes filles dirigées par un maquereau encore jouvenceau et qui, le mercredi après-midi, dans des lieux plus ou moins glauques, font des gâteries à des hommes de passage pour plusieurs dizaines de francs.
« Je ne serais pas obligée de coucher : les filles du groupe Magritte pratiquaient uniquement la fellation et la masturbation. […] Pas plus de trois zguègues par jour, pas plus d’une demi-heure par zguègue. Je me roderais sur un zqguègue, puis on augmenterait la dose. » (p.32)
Notre protagoniste n’hésite pas longtemps : elle a conscience que c’est par ce biais qu’elle pourra enfin satisfaire ses désirs matériels de jeune fille. Bien sûr, cela la dégoûte au plus profond d’elle-même, et elle est consciente que ce n’est pas là une manière de découvrir sainement la sexualité. Mais la vénalité l’emporte ; la tocade amoureuse, la vraie, se fera plus tard, avec le pizzaiolo du coin. Et encore, la fougue fantasmée se révélera au contact de la réalité aussi pérenne qu’un feu de bois pour cuire les pizzas.
« Moi, j’avais les soixante kilos de Renaud, sa passion aveugle pour ses abrutis de molosse, la convalescence de ma mère et l’indifférence de mon père. Aucune suggestion ne m’avait préparée à ça. » (p.274)
Ce qui est remarquable, c’est que l’on aurait pu s’attendre un pathos évident : la crudité de la prostitution adolescente, le désarroi parental quand tout part à vau-l’eau, un certain misérabilisme de cette France banlieusarde qui survit entre deux blocs de béton. Et pourtant, au-delà de passages explicites et nécessaires, on ressent la force de cette jeune fille à mettre entre elle et sa réalité triviale, prosaïque, une distance presque philosophique, un filtre qui momentanément teinte l’éclairage blafard de son morne quotidien en autre chose. L’humour, les jeunes mots affleurent et la rendent sympathique, titillant notre empathie. Une Gavroche, d’une certaine manière, de la fin de siècle.
« Je n’étais pas born and raised, j’étais plutôt born erased : je venais d’une zone qui ne figurait pas sur les plans de métro, si sur ceux du RER. Malgré tout je m’étais approchée de mon rêve […] » (p.282)
Grande couronne est, vous l’aurez compris, un roman d’apprentissage (et quel apprentissage…) au cours duquel une adolescente se construit, assumant chacun de ses choix, se livrant sans tergiverser à des rites initiatiques plus ou moins de son âge. Mise en danger ? Là aussi elle la tient à bonne distance. Mais que l’on se rassure, le lecteur, témoin de ses pérégrinations banlieusardes, veille sur elle… jusqu’à un possible happy-end ?
Inattendu et réjouissant.
Grande couronne, Salomé KINER, éditions CHRISTIAN BOURGOIS, 2021, 287 pages, 18.50€.