
Être mère. Être une bonne mère. Deux identités. Deux enjeux dont s’empare avec une plume toujours aussi virtuose depuis Respire (publié à l’âge de dix-sept ans) la génialissime Anne-Sophie Brasme.
Sylvia est une jeune femme qui rêve d’embrasser une carrière universitaire et, accessoirement, de se créer une autre vie que celle du pavillon de banlieue dans lequel elle a vécu avec sa mère, le père ayant déserté le foyer très tôt. Tout aussi tôt, Sylvia a compris que pour essayer de plaire à sa mère, il lui faudrait être sage, se plier à ses désirs, ne surtout pas faire de bruit. Lorsque le désir d’être mère lui vient à son tour, une fois l’homme de sa vie rencontré, Sylvia n’a qu’un souhait : être la mère idéale, la maman parfaite dont tout enfant pourrait rêver.
« Moi aussi, je voulais un enfant réussi. Que notre famille soit réussie. » (p.97)
Tant pis pour sa thèse, tant pis pour sa place à l’université : l’essentiel n’est-il pas de créer un cocon aimant ? Sylvia n’a pas le sentiment de sacrifier sa carrière ; il semblerait même que ça l’arrange presque…
« J’enviais ces vies aux contours lisses et aux couleurs mouchetées. […] Une existence toute simple, sans ambition ni âpreté, dans laquelle je m’envelopperais comme dans une couverture. » (p.64)
Pendant toute sa grossesse, elle s’emploie à préparer la venue de l’enfant avec un zèle impressionnant. Mais, lorsque la petite Colombe naît, ce n’est point une douce et sage petite fille digne de son prénom qui agrandit la famille, mais un petit être dont on perçoit déjà la force, la ténacité, la colère et l’envie de bouger.
« A la fois ombre et lumière. Passion et destruction. Petite reine autoritaire qui aime quand elle le veut, et qui hait de toutes ses forces quiconque la déçoit. » (p.30)
Sylvia vit la naissance comme une terrible désillusion. S’ensuit une dépression post-partum, que le caractère difficile de Colombe n’aide en aucune manière. Très souvent, Sylvia est au bord de l’implosion. Trop souvent, la violence sourd en elle. Serait-elle capable de faire du mal à son bébé ?
« Promis, promis, demain maman sera gentille, tu verras. » (p.210)
Comment gérer la boule de nerfs qu’est sa fille et qui chaque jour met à l’épreuve son endurance et son amour de mère ?
« Elle exigeait de moi que je sois à elle tout entière, quand je n’avais envie que d’une chose : m’échapper. » (p.136)
Comment se construire en tant que mère alors que la vôtre sous-estime votre capacité à devenir mère ou que l’on érige en modèle d’éducation l’ex-femme de votre compagnon ? Enfanter, créer, est-ce perdre quelque chose de soi ? A quel moment l’altérité maternelle devient-elle danger ?
« Qu’est-ce qui vacille soudain en moi ? » (p.88)
Anne-Sophie Brasme, dans un récit aux échos cathartiques, questionne ce qu’est devenir mère : en quoi est-ce un choix ? Faut-il / doit-on renoncer à des choses ? En d’autres termes, en quoi la maternité est-elle affaire de sacrifice ? Plus encore, l’écrivaine crée, à travers son récit, ce qui relève d’une épopée maternelle : telle une héroïne intemporelle, la mère se construit, se heurte à des difficultés (nombreuses), parfois se confronte à de la violence. Mais si c’est pour en ressortir grandie, alors ce périple de l’enfantement sacralise la mère. Rajoutons l’intéressante notion de la filiation : comment se construit-on en tant que mère par rapport à celles qui nous ont précédées et qui, souvent, font peser une chape de plomb sur nos épaules car totalement mythifiées ? Et l’idéal de la mère parfaite de naître de ces images… Comment se construire en tant que mère lorsque l’on doit aider de concert à la « construction » d’un petit être ?
« et je me demande, quand est-ce que tout a commencé finalement, où se situe l’origine de ce qui nous a construites, elle enfant terrible, moi maman bancale, de ce qui a rendu notre lien à la fois si puissant et si rugueux. » (p.40)
Anne-Sophie Brasme construit son récit en deux temps, menés alternativement : on part du jour de l’anniversaire de Colombe. Pour ses vingt ans, Sylvia a organisé une petite fête. Mais elle sent, au fond d’elle, qu’il y a quelque chose qui cloche avec Colomb. Et puis il y a la « genèse » de l’histoire de Sylvia, menée à la première personne du singulier : progressivement, une tension naît, dès lors qu’elle devient mère. On comprend qu’aux quatre ans de Colombe, il s’est passé quelque chose de grave, d’irrémédiable. Une faille, une fissure que Sylvia, seize ans plus tard, redoute de voir s’ouvrir de nouveau, la relation entre la mère et la fille ayant été caduque tout du long…
« Laminer l’image qui remonte en moi. Laminer l’évidence. » (p.227)
La relation mère-fille, narrée de façon transgénérationnelle (Sylvia et sa propre mère, Sylvia et Colombe), est analysée, disséquée… Tant qu’il reste l’amour…
Que rien ne tremble est un roman d’une grande force. Sublime et terrible. Que l’on soit mère ou non, homme ou femme, on ne peut qu’être interpellé par la justesse de l’analyse qui est faite de la femme, de la mère, de l’amour, des désirs et des sacrifices. Anne-Sophie Brasme a le mot juste. Et plus que jamais il convient de célébrer une aussi délicate plume, même quand celle-ci ose raconter l’indicible…
Un coup de cœur absolu.
Que rien ne tremble, Anne-Sophie BRASME, éditions FAYARD, 2021, 243 pages, 18€.