A dévorer !

« Une fille de rêve », Eric Laurrent : splendeur et décadence initiatiques

« Monter » à Paris. Devenir connu(e). Devenir quelqu’un. Devenir une célébrité. Depuis Balzac et son Eugène de Rastignac, l’ambition de « monter » à Paris pour réussir n’a pas pris une ride, en témoigne l’héroïne du remarquable récit d’Eric Laurrent. Ainsi, à seize ans à peine dans les années 80, Nicole Sauxilange quitte son Clermont-Ferrand natal pour la capitale en espérant faire de sa silhouette avantageuse et de son absence d’inhibition ses atouts pour « percer » dans le milieu.

« Des filles comme moi ? s’étonna-t-elle. C’est-à-dire ? – Eh bien […] des filles qui n’ont pas froid aux yeux. » (p.66)

Remarquée par le magazine de charme élégant et suranné Dreamsgirls, Nicole touche du doigt son rêve. Prise sous l’aile de Madame Claudie, chargée de recruter et de caster les « girls », notre jeune protagoniste acquiert progressivement les rudiments propres à la vie parisienne. Mais il lui en faut plus et, n’ayant aucune envie de faire des études ou d’apprendre un métier, c’est décidé, Nicole persistera dans la voie qu’elle a commencé à tracer de son corps dévêtu.

« habitée qu’elle était par la certitude qu’on finirait un jour par la remarquer et qu’il ne tenait qu’à sa propre personne qu’elle le fût » (p.73)

Quelques coups de pouce chirurgicaux plus tard, Nicole, devenue Nicky Soxy, est prête à viser plus haut, plus beau.

« retouche après retouche, Nicky Soxy avait fait de sa personne cette création dont, à travers les années, ses coiffeurs, ses maquilleurs, ses couturiers, ses photographes, elle-même […] devraient scrupuleusement respecter les grandes lignes, assurer la continuité, maintenir l’harmonie, et qui ferait d’elle, dans sa forme unique, irréductible, si reconnaissable entre toutes, l’un des plus fameux sex-symbols de son époque – et sans doute même le plus pur, le plus prégnant, attendu que sa mort prématurée la figerait à jamais dans une éternelle jeunesse, la préservant ainsi des dommages, des outrages, des ravages inéluctables du temps. » (p.60)

Ce sera en premier lieu comme effeuilleuse dans une boîte de strip-tease, puis comme ravissante potiche quasiment nue dans une émission de variétés sur la Cinq. Nicky fait sensation, par son sens du « devoir » afin d’atteindre son rêve de gloire. Littéralement, elle donne de sa personne, n’hésitant pas à accepter les faveurs de tel photographe ou de tel producteur, pourvu que ses cuisses lui ouvrent aussi les portes du cénacle des célébrités. Celles qui s’ouvrent sont d’abord celles des boîtes à la mode, où Nicky découvre et consume à outrance alcool et drogues. Elle pense avoir atteint le sommet lorsqu’on lui propose le rôle principal d’un film pourtant annoncé comme un navet certain. Mais le réalisateur, accessoirement son amant, trépasse dans ses bras, réduisant à néant son rêve de tapis rouge…

Des hommes, elle en a aimé quelques-uns. Mais à chaque fois, Nicky a éprouvé la gêne liée à trop de différences : celles de la naissance, de l’éducation, de la culture et du milieu social. Pourtant, loin d’être une mièvre et candide oie blanche de province, quelques bonnes saillies et la farouche détermination, totalement décomplexée, de notre héroïne lui assurent l’affection sincère de deux ou trois amants.

Prête à tout pour ne pas retomber dans l’ombre, et consciente que les années 90 exigent une nudité de plus en plus affichée, Nicky Soxy ne recule devant aucun compromis. Mais sera-ce suffisant ? Pour réussir, ne peut-on compter que sur le physique, dans une société qui balaie de plus en plus vite les corps, toujours davantage concurrencés par plus beau encore, plus merveilleux, plus libéré ? Être prête à tout, certes, mais jusqu’où ? jusqu’à quoi ? Quand craindre la honte, le ridicule, le mépris ? Peut-on / comment être imperméable à ces affronts ?

« il lui semblait en effet n’avoir rien accompli de marquant : elle restait une starlette, obligée de poser de nouveau nue » (p.202)

Eric Laurrent livre un récit d’apprentissage hautement touchant, tellement la foi en sa capacité à réussir de Nicky est convaincante. Elle incarne une héroïne qui ose assumer, dans les années 80, tant sa féminité que sa liberté à être comme elle le souhaite. Bien évidemment, autour d’elle rôdent les requins du milieu, avides de chair fraîche et concupiscents : le portrait qui est fait des quelques photographes, producteurs ou réalisateurs de l’époque est sans concession, dénonçant la perversité assumée de leurs pratiques.

« Après que de nombreuses actrices s’étaient plaintes de devoir subir à chaque rendez-vous ses avances, voire ses assauts, il avait été, quelques années auparavant, écarté sans ménagement de la prestigieuse agence Média-Art. » (p.170)

Ce roman initiatique, concentré sur les quelques années de la courte vie parisienne (et courte vie tout court) de Nicky Soxy, est une critique affichée de toutes ces jeunes filles en quête de reconnaissance, prêtes à tout sacrifier pour avoir leur heure de gloire, et surtout prêtes à renoncer à toute dignité. Mais le personnage de Nicky, décomplexé, contient en lui-même une vraie poésie, parce que forte de sa croyance en elle-même, à faire fi des obstacles et des difficultés. Si la gloire s’annonce éphémère, l’épreuve de soi est pérenne…

« Elle avait certes conscience de s’être imposée aux yeux du public grâce à ses attributs physiques, mais ceux-ci la desservaient désormais : on ne la réduisait plus qu’à eux. » (p.205)

Stylistiquement parlant, on notera deux éléments très intéressants. En premier lieu, la prose d’une incroyable élégance d’Eric Laurrent : à bien des égards, l’écrivain pourrait se revendiquer d’une plume toute proustienne, tant sa maîtrise des phrases qui s’étirent, comme les membres voluptueusement alanguis de Nicky, est merveilleuse, et tant il jongle avec une dextérité admirable avec les subjonctifs (rarement récit eut tant de verbes si bien conjugués). Au final, l’écriture d’Eric Laurrent est le somptueux écrin littéraire pour que Nicky, sorte de Nana zolienne des années 80, y vautre ses envies et ses désirs plus ou moins licites… En second lieu, Eric Laurrent use d’une excellente astuce pour créer un effet de réel que Barthes ne renierait pas : afin de rendre compte de l’aura médiatique plus ou moins flatteuse de notre starlette, l’auteur glisse nombre de notes de bas de page renvoyant à des coupures de presse (fictives) de l’époque. Ingénieux à souhait.

Roman d’apprentissage à la fois suranné par l’époque et résolument intemporel pour le motif et son écriture, Une fille de rêve célèbre autant qu’il dénonce les affres de la célébrité, mirage à la fois séduisant et dangereux.

Une fille de rêve, Eric LAURRENT, éditions FLAMMARION, 2020, 243 pages, 18€.

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