A dévorer !

« Parmi les dix milliers de choses », Julia Pierpont : moment de bascule

Parmi les dix milliers de choses dont une vie de couple est faite et est riche, certaines sont joyeuses tandis que d’autres sont malheureuses. Parmi les dix milliers de choses qui font une intense et foisonnante vie de famille, certaines sont mémorables, d’autres mériteraient l’oubli immédiat.

Deb, une danseuse prometteuse, a rencontré Jack alors que celui-ci était marié. Un divorce plus tard, leur relation est officialisée, notamment par la venue au monde, inattendue, du petit Simon, brisant à jamais – sans chagrin non plus – l’espoir de Deborah de devenir une grande danseuse classique. Une petite fille, Kay, et une décennie après, tout semble sourire à la famille : Jack est un artiste à la renommée solide, tandis que Deborah est un professeur de danse respectée.

Mais une boîte en carton fait voler en éclats la tranquillité des Shanley : la maîtresse de Jack, une jeune femme anonyme dont on sait seulement qu’elle a posé à plusieurs reprises pour l’artiste, met entre les mains des enfants le carton, lequel contient toute la correspondance, parfois grandement sulfureuse, des deux amants. Pour Simon et Kay, c’est un choc, une abomination de lire non seulement la traîtrise de leur père mais aussi la prose scabreuse de la maîtresse. Quant à Deb, elle est partagée entre l’envie de fermer les yeux sur ce qu’elle devinait et le désir de fuir.

« Mais que peut-on enfouir à jamais ? Même les choses les plus lourdes finissent toujours par refaire surface – surtout les choses les plus lourdes » (p.65)

« Que dirait-il si elle lui avouait qu’elle était au courant, depuis des mois, et qu’elle n’avait rien fait ? Qu’elle s’était contenter d’occulter tout ça ? Sans doute qu’elle était faible et stupide. » (p.99)

La séparation est-elle inéluctable ? Quelles conséquences pour les enfants à être ainsi devenus les témoins involontaires d’histoires d’adultes ?

« Tout finirait par s’arranger. Il s’en était toujours sorti : il n’y avait pas de raison qu’il ne s’en sorte pas cette fois encore. » (p.47)

Deb décide de partir presque sur le champ dans leur maison de vacances, rejoindre Gary, un ami de la famille. Une pause sans doute salvatrice, même si la petite Kay ne peut s’empêcher de regarder une derrière fois son père avant que les portes de l’ascenseur ne se referment. Jack quant à lui se rend à Phoenix pour un rendez-vous dans une université. Mais le cœur n’y est pas, c’est une évidence. La solitude, les tentations (nombreuses), les tentatives (renouer avec sa propre mère et son beau-père) mises sur son chemin le convainquent de ses erreurs et de ses errements, fâcheux et dommageables.

« Epouser Deb, avoir les enfants : tout cela était juste. C’était lui qui avait déraillé, ou le monde. Ces dernières années, lui semblait-il. » (p.63-64)

Demeure-t-il un nouveau point de rencontre possible entre Deb et Jack, alors que géographiquement et affectivement ils s’éloignent ? Les enfants peuvent-ils avoir un rôle à jouer pour un hypothétique rapprochement ? Comment peuvent-ils continuer à se construire alors que tous deux sont à un moment clé de leur parcours de vie en tant qu’adolescents ?

Julia Pierpont excelle à questionner une crise conjugale dans un ancrage on-ne-peut-plus pragmatique que ce sont ces « dix milliers de choses » dans une vie. Le tragique semble naître, contrairement à son origine classique, d’une trivialité déconcertante. Certes condamnable, il n’en est pas moins beau.

« on sera plus en sécurité quand on arrivera à tout envisager, à penser à tout ce qui peut nous faire du mal, et à établir des règles » (p.187)

L’effet littéraire remarquable du roman est celui de la chronologie : l’écrivaine propose un procédé inédit. Ainsi, une fois l’adultère découvert, en quelques pages elle procède un sommaire qui s’étend de la crise jusqu’à la fin de vie de certains personnages, pour revenir et s’arrêter à la suite immédiate du départ dans des directions différentes de Jack et de Deb. L’effet de surprise est certes annulé, mais notre intérêt se porte alors sur la dramatisation, nouvelle, de ce point de bascule franchi et dont la narration va autant s’étirer que celle de la découverte de l’adultère. Tout se passe comme si l’écrivaine procédait à deux vitesses, pointant du doigt les moments qui, sous couvert d’être anodins, sont peut-être les plus importants dans une vie. De l’art de décentrer l’intérêt pour mieux mettre en lumière l’inattendu essentiel. Et de nous faire espérer, alors que l’on sait que cela s’annonce vain…

« La fin n’est jamais une surprise. […] Nous pensons vivre notre vie dans un entre-deux, après ceci et avant cela, mais c’est l’entre-deux qui a duré. » (p.148)

Parmi les dix milliers de choses est un premier roman passionnant, extrêmement bien écrit, fondé sur des thématiques qui me sont toujours aussi chères car porteuses de réflexions : la famille, le couple, la crise conjugale, l’initiation adolescente…


Parmi les dix milliers de choses, Julia PIERPONT, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aline Azoulay-Pacvon, éditions STOCK, 2016, 314 pages, 21.50€.

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