A dévorer !

« L’Acte », Sophie Lambert : l’emprise, jeu du drame

L’héroïne de ce roman est une adolescente de treize ans et demi au début des faits. Anonyme, seulement désignée tout du long par un « tu » empathique et emphatique, nous savons d’elle qu’elle adore la danse et le théâtre, qu’elle pratique toutes les semaines dans une petite salle de sa ville de province, pas très éloignée de Paris. Avec son nouveau professeur, lui aussi anonymé, c’est une révélation, tant par la pratique de leur art que par le charisme qu’il dégage.

« Tu as été séduite immédiatement. » (p.11)

« Voilà ce à quoi tu aspires. Grandir sous son soleil sombre. » (p.49)

L’approche est subtile, sous couvert de tous les exercices pratiques travaillés lors des cours. Physique, par des mains qui petit à petit s’égarent ; mentale, par ces regards qui ne trompent pas et ces mots savamment distillés pour mieux ferrer la jeune fille.

Totalement éprise, l’adolescente ne perçoit pas l’emprise progressive de son professeur sur elle. Elle s’abandonne, émue d’être « l’élue ». Chaque mardi, elle s’échappe à la fin de ses cours pour mieux profiter de son amoureux pendant les deux heures libres avant l’atelier. Elle se donne, corps et âme, à lui et à son art, buvant jusqu’à la lie ses paroles et acceptant sans broncher ses demandes de plus en plus poussées, prête à tout pour le garder…

« Parfois, tu oses dire que tu préférerais ne pas faire certaines choses, que tu n’as pas tellement envie, que cela t’effraie encore. Il rit de tes inquiétudes. » (p.86)

Malgré son amour inconditionnel pour son professeur, qu’elle idolâtre au point de lui soumettre tant ses textes poétiques que son âme et son corps mis à nu, la jeune fille commence à percevoir des failles dans leur relation : quelle place a-t-elle lorsque son professeur rejoint Paris, où il vit et où il exerce son art de façon professionnelle ? L’écoute-t-il vraiment lorsqu’elle lui parle ? Que représente-t-elle vraiment pour lui ? Une tocade facile à abuser ou une passion potentiellement pérenne ? Elle ressent la mise en danger progressive, et lui ne tarde pas à dévoiler un visage radicalement autre lorsqu’il la sent s’échapper… Réflexe de survie ?

« Tu pensais l’amour sublime et tu le découvres dans toutes ses petites manigances inavouées. » (p.93-94)

Sophie Lambert signe un roman très fort sur l’emprise d’une élève par son professeur, et dénonce le viol de l’innocence et de la naïveté propre à l’adolescence par un adulte conscient de ses actes. L’acte, qui donne son nom au récit, est pluriel : c’est celui qui se joue sur scène par la jeune fille et sa troupe ; c’est l’abus d’une mineure par un adulte ; c’est la transition précocement initiatique de l’enfant à la jeune fille, tragique petite femme avant l’heure ; enfin, c’est celui de s’opposer, de se rebeller, dans une conscientisation salvatrice de la manipulation d’un prédateur assumé et désinhibé.

« Ce devait être exaltant d’être au contact d’un homme à la sensibilité exacerbée. […] Quelle tristesse que vous vous soyez rencontrés si tôt. Tu étais trop jeune, indiscutablement. Tu n’avais pas les épaules. Il a vraiment été dur avec toi après votre séparation. […] Ce ne sont pas des hommes du commun, ils ne mesurent pas la violence de leurs réactions. […] Il t’a fait du mal. (p.246)

Sous la forme de fragments qui s’échelonnent de l’adolescence jusqu’à l’âge adulte de notre protagoniste, le récit dépeint avec force le mécanisme d’emprise dont est victime l’adolescente, son désarroi à tenter d’échapper à la toile dont l’étouffe celui qui pendant longtemps sera considéré par elle comme son mentor. Le drame du roman est de comprendre, très rapidement, que son « élection » parmi les autres élèves du cours scelle en fait sa condamnation. Comment se libérer des entraves que son professeur lui impose délibérément ?

On sera sensible à la fin de récit, où apparaît un « je » inattendu qui rejoint ce « tu » qui a rythmé le texte tout du long. Dans un mouvement de communion hautement poétique, le propos du roman devient tribune finale. Et nous laisse pantois… Du grand art.


L’Acte, Sophie LAMBERT, éditions DU COMMUN, 2022, 270 pages, 16€.

Publicité

1 réflexion au sujet de “« L’Acte », Sophie Lambert : l’emprise, jeu du drame”

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s