A dévorer !

« La femme du deuxième étage », Jurica Pavicic : circonstances atténuantes ?

Bruna et Frane tombent amoureux lors d’une soirée d’anniversaire à laquelle la jeune femme ne pensait pas participer. Très vite, leur idylle devient sérieuse et l’engagement entre le marin et la comptable s’annonce comme évident.

Lorsque Frane présente sa mère, Anka Saric, à sa fiancée, Bruna acquiesce à tout. Après tout, c’est sa future belle-mère. Même lorsque Frane lui annonce que c’est au deuxième étage de l’immense maison que feu son père et sa mère ont conçue pour leurs enfants (le premier étage pour sa sœur Mirela et le second pour lui) que tous deux vivront, Bruna tente de chasser aussitôt de son esprit le réflexe évident qui s’impose à elle : non, elle ne peut décemment pas vivre à proximité de sa belle-mère.

« Il n’y avait chez Anka pas la moindre trace de colère ou d’hostilité : seulement une domination qui allait de soi. Telle une princesse glaciale et inaccessible, c’est incidemment qu’elle l’accablait, sans le faire exprès. » (p.40)

Pourtant, elle ne pipe mot, se retranchant derrière l’avis de sa mère, pour laquelle c’est une opportunité évidente de vivre tranquillement au sein d’un foyer aimant. Pourtant, elle sait au fond d’elle-même, intuitivement, que cette promiscuité lui est imposée et que si elle ne dit rien c’est pour ne pas contrarier son futur mari et sa future belle-mère.

« Sauf que cette maison, en vérité, était celle d’Anka. Elle n’était, elle, qu’une pièce rapportée, une immigrée qui devait faire son trou. » (p.38)

Les premiers temps sont cléments, comme si chacun jouait la partition qui lui était impartie. Mais lorsque Anka invite les jeunes mariés à se joindre à elle pour les repas, Bruna sait alors que c’en est fini : sa belle-mère a mis le grappin sur eux et ne les lâchera pas. Ne les lâchera plus…

Quand Frane repart en mer pour quelques mois, l’ambiance entre les deux femmes se tend, inexorablement. Bruna perçoit le regard critique de cette autre femme essentielle à la vie de son mari. Belle-mère et bru se côtoient, se tolèrent. Pour le reste on repassera. Bruna serre les dents, minée par le travail de sape d’Anka. Alors, lors d’une nouvelle mission de Frane sur les eaux étrangères, elle conçoit sciemment l’empoisonnement progressif de sa belle-mère.

Si au début elle pensait ne laisser aucune trace du meurtre, la suite lui donne tort. Onze ans après les faits, on retrouve Bruna en prison, où elle purge sa peine. Contre toute attente, et comme par une ironie terrible du sort, c’est aux cuisines de la prison qu’elle officie, dès cinq heures du matin, pour préparer les repas des détenues. Une vie de labeur qui lui convient très bien, sans regret finalement du passé et du méfait consumé.

« Bruna cuisine, les détenues mangent. Et le fait que les détenues mangent ce qu’elle a cuisiné procure à Bruna une sensation de pouvoir enivrant, envoûtant. » (p.118)

Chaque mois, elle reçoit la visite de sa mère et de son amie Suzana. Toutes deux regrettent amèrement de ne pas avoir su voir les signes du malaise de Bruna et culpabilisent d’avoir participé, même involontairement, à l’acte qui a coûté onze ans de sa vie à Bruna.

« Il y a pire que ça, si tu veux mon avis. Vous aurez un toit à vous au-dessus de la tête. Et puis ce ne sont pas de mauvaises gens. » (p.32)

Fatalité ? Bruna ne s’insurge pas contre ce destin qui l’accable, qui la prive du rêve d’une famille et l’isole de la société, qui la stigmatise du sceau injurieux de « belle-fille fatale ». La vindicte populaire peut-elle comprendre que derrière le meurtre sciemment fomenté par Bruna se cache de vraies motivations, celles d’une jeune femme livrée en pâture à une matrone despotique ? Bruna n’est-elle que coupable ? Comment envisager un nouveau départ, si cela est possible, après onze ans derrière les barreaux ?

« Cela a commencé comme ça. Et puis une chose en a entraîné une autre, inexorablement et irrévocablement, comme dans les vieux magazines de couture où les ciseau n’ont qu’à suivre la ligne tracée des patrons. Et c’est ainsi qu’ils sont tombés amoureux. Qu’elle a tué. Qu’elle s’est retrouvée ici. » (p.176-177)

Jurica Pavicic fait de ce fait divers un sujet de réflexion sur l’emprise domestique autre que conjugale, dans ces sociétés de l’Est aux mœurs parfois archaïques, figées dans le temps par des régimes politiques rigides. Le sort d’une femme lambda devient prétexte à des interrogations sur le déterminisme et la capacité à y échapper. Roman de la condamnation mais aussi de la possible renaissance, Jurica Pavicic offre à travers le personnage de Bruna une héroïne détachée de tout pathos pour mieux affirmer encore sa volonté de décider de sa vie, qu’importe le prix.


La Femme du deuxième étage, Jurica PAVICIC, traduit du croate par Olivier Lannuzel, éditions AGULLO, 2022, 224 pages, 21.50€.

2 réflexions au sujet de “« La femme du deuxième étage », Jurica Pavicic : circonstances atténuantes ?”

  1. C’était un fait assez courant après guerre que les jeunes mariés vivent sous le même toit que la belle famille. Et ça ne se passait pas toujours facilement, sans aller jusqu’à l’empoisonnement !
    Je pense que c’est à déconseiller aux jeunes mariés !!!

    Aimé par 1 personne

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