A dévorer !

« Petites dents, grands crocs », Emilie Guillaumin : conte vampirique

Sarah Barry s’épanouissait jusque là dans une entreprise dans laquelle elle était responsable des ressources humaines. Un don de soi professionnel de chaque instant, quarante-cinq heures par semaine menées tambour battant. Et puis, un jour, l’envie de se poser et de s’octroyer un congé parental bien mérité pour tenter d’écrire un livre.

Il est vrai que Thomas, le fils qu’elle a avec son mari Pierre, brillant informaticien spécialiste dans les risques de piratage, va à l’école. Mais Pierre est souvent absent du fait de ses déplacements de plus en plus fréquents, occasionnés par des affaires florissantes. Alors, Sarah a conscience que son congé parental doit être scindé entre son fils et son envie d’écrire.

Nobles objectifs, mais qui peinent à advenir : Thomas est assez fuyant, parfois étrange dans ses réactions. Quant au livre, la quasi-page blanche.

« Et le mien, de livre ? Mes notes, mes lambeaux d’idées dont je ne parviens à tirer aucun fil. Ce roman qui m’échappe est-il le symbole de mon échec ? Je tente de calmer l’incendie, mais la colère me consume de l’intérieur. » (p.129)

Ce qui devait être répit salvateur et sabbatique pour Sarah se transforme progressivement en une chape étouffante et anxiogène. Même les séjours à la campagne lui laissent un goût amer. Alors, c’est son corps qui parle : amaigrie, anémiée, la jeune femme devient l’ombre d’elle-même. Face à elle, Pierre resplendit, sûr de sa force, plus organique que jamais ; Thomas, double de son père, semble se gargariser des failles de sa mère et des plaies qui suintent le sang. Et cette comptine, presque cannibale, que chaque soir le duo complice chante…

Et Sarah de progressivement vaciller dans une torpeur proche de la folie : plus les semaines avancent, plus elle s’enfonce dans une dépression que le sommeil et les médicaments ne semblent solutionner. Son quotidien, aussi pragmatique soit-il, se fragmente et se distord : son corps présente des marques dont elle n’a pas le souvenir de l’origine ; sa mémoire se fait défaillante et ce qu’elle pensait acté devient source de doute ; l’impression même de se voir en miroir, dépossédée de ses actes, de ses pensées…

« Quel est cet ailleurs utopique qui pansera mes plaies ? Quel est ce fil vénéneux qui me relie à mon fils, plus solide qu’une toile d’araignée ? Je ne passerai jamais le cap. Je n’ai pas l’étoffe d’une héroïne. Je suis une bonne mère, une épouse digne. Personne ne devine la violence. » (p.50)

La jeune mère de famille s’étiole petit à petit. A l’inverse, ses hommes, Pierre et Thomas, gagnent en force, comme s’ils la vampirisaient. Ainsi, ne faut-il pas lire cet extraordinaire récit d’Émilie Guillaumin comme la métaphore sanglante de ces mères de famille qui se sacrifient pour mieux assouvir les besoins de leur famille ? Don de soi, reniement, abandon, oubli… Il n’y a pas assez de mots pour suggérer ce que peut impliquer le rôle de mère et d’épouse en terme d’obligations et d’impératifs. Que sacrifie une mère sur l’autel de la maternité ? Sarah se dépossède / se sent dépossédée de son identité de femme, de mère et d’épouse tout du long : réelle envie ou désir tacite d’un ailleurs, d’un autrement qui ne serait pas dévouement absolu ? Sarah a engendré un fils, mais peine à créer un livre (ou peut-être en est-elle empêchée ?) : y a-t-il des limites à ce qui peut être « enfanté » lorsque l’on est une femme ?

« J’avais mis au monde un enfant et ce qui aurait dû me combler me dépouillait au contraire de tout ce qui composait ma personnalité. J’avais cessé d’être Sarah, la fille, la femme, la cousine, la collègue, l’amie, l’amoureuse. Ne restait qu’une énigme. Une enveloppe à remplir. Une ombre à apprivoiser. Et je ne m’en sentais pas la force. J’étais piégée. Thomas était devenu ma prison. » (p.14)

Roman qui célèbre toutes les potentialités de la femme et qui dénonce tout à la fois ce qui les étouffe, Petits dents, grands crocs est un conte cruel qui métamorphose de façon signifiante la maternité et ses enjeux. Brillant.


Petites dents, grands crocs, Emilie GUILLAUMIN, éditions HARPER COLLINS, 2023, 266 pages, 18€.

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