A dévorer !

« Le Poulain », Jessica Knossow : mon roi

Emmanuelle Mercier entame la dernière année de son internat à la Pitié Salpêtrière, ville dans la ville parisienne. Plus qu’une année avant de devenir chirurgien, enfin. Plus que tout, elle espère bénéficier de l’enseignement, au quotidien, de Jean-François Renavand, ponte de la chirurgie digestive. Roi en son domaine. Maître absolu dans son département médical. Figure respectée et redoutée dans le milieu.

« Renavand, c’était Jésus. Ou Socrate. Ou Zidane ? Car les grands chirurgiens ont ceci en commun avec les grands sportifs qu’ils modifient la pratique de leur discipline. Et R était un immense chirurgien. » (p.29-30)

Mais Emmanuelle n’est pas la seule à nourrir ces ambitions. Autour de Renavand, une écurie où les chevaux piaffent, labourent le sol de leurs sabots impatients, attendant leur moment d’entrer en piste.

« De son côté, R jouait aux petits chevaux et faisait les carrières de ses poulains, soufflant une idée à chacun, car, comme on le disait, une carrière se bâtit sur une idée. » (p.31)

Alors, la jeune femme va tout faire pour se distinguer, tout : enchaîner les gardes, renoncer aux soirées avec les autres internes, frapper chaque matin à la porte du bureau du maître, quitte à pécher par excès de zèle. La fatigue, la solitude, les remarques envieuses et jalouses, Emmanuelle n’en a que faire : elle veut se donner tout entière à celui qu’elle considère comme l’incarnation du génie médical. Lui, et aucun autre.

« Ce n’est pas un homme de mon espèce, c’est un génie, un magicien, c’est un roi, tu comprends, un homme qui descend droit de l’Olympe, qui sait tout et qui sait tout faire. » (p.42)

Le comble, c’est que Renavand n’est, dans le roman, qu’une figure fugitive, sans rien de remarquable physiquement, discret, taiseux. Et pourtant autour de lui, on l’adore, on l’idolâtre, on lui voue un culte. Réalité ou mystification ?

Toujours est-il que le chirurgien n’a que se baisser pour cueillir Emmanuelle lorsque l’envie lui en prend, enfin. Et la métaphore filée équine de faire sens dans tout le récit : la jeune interne devient le poulain du professeur, jeune recrue flattée mais à jamais sous le joug de son propriétaire. Apprivoisée, ferrée, domestiquée, fidélisée. Ira-t-on jusqu’à dire dressée, dominée et exploitée ?

« Mon plus grand désir se réalisait : en face de moi, bienveillant, R m’avait adoubée, il me faisait une place à ses côtés, l’avenir se dessinait radieux, et pourtant, pourtant, je ressentais une forme de malaise, une gêne, comme s’il m’offrait un cadeau démesuré et très très cher, alors que ce n’était pas mon anniversaire, et quel en serait le prix, à la fin, qui paierait la facture, hein, à la fin ? » (p.70)

Pour Emmanuelle, fille d’un vétérinaire et d’une éleveuse de chevaux et dont l’enfance s’est passée au milieu des poulains, des juments et des étalons, la métaphore est assumée : elle se met volontiers sous la coupe de son mentor. C’est le prix à payer pour aller loin, gagner la course aux titres honorifiques du milieu médical. Renavand n’a qu’à la driver, elle fera sa fierté.

Mais cette relation mentor – élève est-elle réellement saine ? L’admiration d’Emmanuelle pour son professeur n’est-elle pas prétexte à la manipulation par ce dernier ? Quel intérêt peut-il avoir à distinguer cette jeune femme aux dents longues ? A quel moment le poulain peut-il galoper en toute liberté, si liberté lui est octroyée ? Lui lâche-t-on jamais la bride ? Quel plaisir peut-il y avoir à garder les rênes pour le driver ?

Jessica Knossow livre un roman haletant, qui nous plonge dans le quotidien des soignants, prétexte éclairant pour dénoncer les conditions de travail des uns et des autres, dans un quotidien tout entier soumis à la rentabilité et aux économies, quitte à sacrifier une humanité qui tient parfois sur le fil ténu d’une ligne d’électrocardiogramme. Elle questionne également la place de la femme dans un milieu encore dominé par le patriarcat, et où le pouvoir est au centre de bras de fer et de conflits d’intérêt.

Le Poulain est un roman qui dépeint à la fois une ascension professionnelle en la personne d’Emmanuelle et la lente chute d’un système sclérosé par les problématiques sociétales que l’on connaît. Métaphoriquement, un bateau qui prend l’eau, au sens figuré et, comme on le découvre de façon étonnante et intelligente dans le dernier tiers du roman, au sens propre. Jessica Knossow a l’art et la manière de maîtriser les images pour donner à lire un récit brillant, ciselé au scalpel de sa plume.


Le Poulain, Jessica KNOSSOW, éditions DENOËL, 2023, 142 pages, 16€.

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