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« Désintégration », Emmanuelle Richard : l’hermétisme des classes sociales en question

Roman français de la rentrée littéraire 2018, Désintégration est un récit social saisissant à travers le parcours de vie d’une jeune femme de la classe moyenne française au début sa période post-bac jusqu’à la fin de sa vingtaine.

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Une classe moyenne dans ses goûts, ses désirs et ses capacités. Un entre-deux où l’on n’est ni tout à fait pauvre ni tout à fait riche mais dans lequel le quotidien relève de la survie discrète et besogneuse.

« Mes parents avaient assisté impuissants à l’étrécissement de leurs aspirations toute leur vie, mes parents avaient dû ravaler leurs ambitions et se contraindre à la modération sans répit. Pourtant ils avaient des rêves, comme tout le monde. Ils n’en voulaient pas moins. Ce n’était pas l’envie qui leur faisait défaut. » (p.104-105)

Cette jeune femme est anonyme. Elle assume simplement le récit de sa vie à travers une narration à la première personne, moyen s’il en est de conférer au récit un intérêt testimonial que la banalité de son identité ne lui permettrait pas forcément de prime abord.

Assumant études en lettres modernes et petits jobs pour assurer sa suffisance, son quotidien se pare d’une robe terne et grise, comme celle qu’elle achète dans des enseignes à bas prix.

« J’avais vingt ans. J’allais en cours. J’allais travailler la boule au ventre. Il fallait faire le chiffre. Il y avait des objectifs chiffrés heure par heure en plus des journaliers, et la peur de n’être pas conservée pendant ou après la période d’essai, plus celle subséquente de se retrouver à la rue et de devoir trouver des solutions d’urgence. Je m’astreignais à dépasser ma réserve et ma répugnance pour la vente, le fait de m’agenouiller devant des clients en surplomb pour prendre leurs mesures de jeans et de pantalons de costume. Sur la ligne 2, le matin, pour me rendre avenue des ternes, les gens dans le métro étaient tellement propres et bien vêtus. A la fac, avenue Malesherbes, c’était pareil. J’arrivais en cours en uniforme noir de la tête aux pieds. » (p.65-66)

Seulement, sa survie de chaque jour se confronte douloureusement à l’aisance et au confort de vie de ses camarades étudiants et de ses colocataires, nantis des classes supérieures aux codes élégants et savamment négligés qu’elle ne parvient pas à maîtriser, créature insipide qu’elle ne parvient pas à faire adouber par ces jeunes gens, filles et fils de, qui ne seront jamais ses pairs.

Désintégration est le récit d’une inadéquation sociale, d’une incapacité puis d’un refus violent à assimiler ces codes, quitte à être laissée de côté, à essuyer la condescendance, la honte et l’indifférence.

Alors la haine naît, haine propre à la lutte des classes que les plus pauvres ont chevillée à leur corps et à leur cœur comme un étendard à leur dignité bafouée dans les actes les plus quotidiens. Retenons ce passage d’une force inouïe dans lequel l’anaphore scande le rejet viscéral d’une caste à l’hermétisme subjectif :

« La haine irradie, et je laisse celle-ci me gagner jusqu’à m’envahir tout entière. […] Je hais ces jeunes gens pour l’ampleur de leurs gestes tandis que je commence moi-même à rétrécir. Je les hais pour ce qu’ils représentent, c’est-à-dire une classe entière ; je les hais comme je me rends compte que je me suis mise à haïr mes colocataires malgré moi autant que l’ensemble de leurs amis pour leur morgue à eux tous, leur infériorisation systématique de qui je suis et de ce que je fais et leur dégoût de la vie commune, ordinaire, celle du plus grand nombre qu’ils exècrent et méprisent […]. Je les hais pour leur absence d’indulgence et d’objectivation, la conviction qui est certainement la leur intrinsèquement supérieurs, conviction que je n’ai même plus besoin de vérifier pour les en savoir coupables et fiers du col. » (p.106-107)

Emmanuelle Richard propose alors une autopsie de cette classe pas vraiment pauvre mais pas suffisamment riche non plus, une classe qui doit refouler ses désirs faute de pouvoir les concrétiser. Une classe de la privation. Une classe refoulée parce que pas assez… parce que trop… Une classe prête à se bannir elle-même des différents cercles de la société, à l’image de la jeune femme du roman qui s’exile délibérément, à l’écart de ses camarades, à l’écart de ses colocataires, baissant les armes sans les rendre pour autant.

« J’étais moi qu’un chien, moins que le dernier des bâtards. Je devins une merde à force de me l’entendre répéter. Je me sentais terne, enlaidie, misérable. J’étais une merde. J’étais l’échec. […] J’étais à terre, convaincue d’être bête, stupide à bouffer du foin, minable et vulgaire, idiote, condamnée à l’échec. Contaminée. Carpette partout, carpette tout le temps. La honte, mêlée à la colère et à la frustration, passa à un cran supérieur. En plus de paralysante elle se fit destructrice. Le sentiment d’échec à tous les niveaux se déploya sur mes épaules, chauve-souris vampire. J’avais fini par intégrer que j’étais moins bien qu’Eux. Arquée à vie. Sous-merde. Perdante courbée. Baisser la tête, filet de voix. Rien dire, jamais. Pas protester. Pouvais plus. Honte de tout. Incorporée. » (p.166-167)

L’auteur ne se prive pas non plus, à travers son personnage principal, pour épingler la suffisance des classes supérieures et l’artificialité de leur fonctionnement, donnant ainsi matière à la haine nourrie par son héroïne. Ainsi, lorsque enfin son labeur intellectuel paie et que l’un de ses manuscrits est accepté par une maison d’édition, ceux qui la snobaient lui ouvrent alors les bras en grand. Pas dupe de cette mascarade des masques, la jeune femme fait de son propos à leur égard une raillerie grinçante. Plus de haine : le regard est à présent froid mais suffisamment distancié pour conserver sa fierté, souvent atteinte mais jamais annihilée.

« J’étais pertinemment consciente de n’être jugée que sur mes lacunes, perdante économique et moins que rien, mauvaises références mauvaise pousse mauvaise graine, souvent touchée mais pas coulée, souvent atteinte par toutes sortes de honte mais le courage emmerdait ma peur. C’était désagréable mais ça passerait. » (p.154)

Emmanuelle Richard signe un roman d’une grande force (sociale et littéraire), à la prose narrative complexe et brillante. Joli coup de maître.


Désintégration, Emmanuelle RICHARD, éditions de l’Olivier, 2018, 206 pages, 16.50€.

 

 

 

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1 réflexion au sujet de “« Désintégration », Emmanuelle Richard : l’hermétisme des classes sociales en question”

  1. Je pense qu’il faut un certain courage pour raconter ces années difficiles, mais son combat a fini par payer (et tant mieux pour elle) ! Comment assumer seul(e) ces périodes noires où des enfants doivent se battre, se faire violence pour faire leur place dans la société, et tout simplement gagner leur vie – en prenant une revanche parfois aussi ? La détermination, la volonté et le courage d’aller au bout de ses rêves…
    Nous vivons une période où l’égoïsme prend une large part des mentalités… malgré tout, il existe des gens bienveillants, ce qui me réconforte un peu.
    Bien sûr, j’ai hâte de découvrir ce livre 🙂

    Aimé par 1 personne

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