En silence, elle subit. Régulièrement, elle enquille. Inopinément, elle vacille. Douloureusement, elle résiste. Vaillamment, elle rempile.
Sous les mots de son mari Aurélien, elle accuse les insultes misogynes dégradantes, autant de coups au cœur et de coups à l’âme qui bafouent violemment l’amour, le couple et le respect inhérent à toute relation conjugale.
« C’est simple, tous les animaux y passent. De la ferme ou de la jungle, peu importe, pourvu qu’ils soient laids, gros, fangeux, puants ou pisseux. Il te traite de « sale truie » et de « sale chienne » plus souvent que de rat et de guenon. Et tes cinquante-cinq kilos ne l’empêchent pas de te comparer à un cachalot. C’est sûrement l’animal qui te dégoûte le moins. Avec la morue. Tu pourrais en rire. Mais non, tu ne ris pas. Tu courbes l’échine. Il y a le « grosse pute », bien sûr, qui compte aussi parmi ses compliments préférés et qui te blesse doublement parce que tu as toujours voué le plus grand respect aux prostituées. Sans oublier le chapelet des noms en « asse », qui te cinglent plus fort encore. Les « pétasse », « pouffiasse », « radasse », « connasse », « feignasse » et autres « grognasse ». Il en choisit généralement un, qu’il martèle jusqu’à plus soif. Tu en attrapes la nausée. Pas lui. C’est comme si l’appétit lui venait en insultant. » (p.18-19)
Alors la peur devient quotidienne : la crainte de déclencher une salve d’injures sous un prétexte futile, le pardon penaud ensuite quêté pour effacer l’injure suprême faite à l’épouse, souillée par les mots, violée par le verbe.
« Tu te tais. Tu attends, en silence, que la violence retombe. Que son accès de colère se vide comme le pus d’un abcès. Cela se fait plus rapidement qu’avant. Ses crises s’éternisent moins et il fait son mea culpa après. Ce sont les deux progrès que tu as remarqués. Ce matin, Aurélien vient quémander piteusement ton pardon. Il a la mine contrariée du petit garçon ennuyé d’avoir fait une bêtise et la queue entre les jambes du chien prêt à tout pour dérider son maître. Tu finis par l’autoriser à te donner le baiser navré qu’il te supplie d’accepter. Alors, tout peut recommencer ?
Allez, t’as qu’à oublier ! » (p.80-81)
Peut-elle trouver la force de partir et de rompre avec cette soumission à laquelle la perversité de son mari la contraint et l’enferme ? Peut-elle décemment accorder et réitérer son pardon pour effacer la brutalité langagière de celui supposé l’aimer ? Peut-elle « trancher » une bonne fois pour toute et mettre fin au douloureux dilemme de rester ou de mettre fin à son supplice latent ?
« Il était plein à craquer de ses insultes, de ton chagrin, de tes peurs, et pire encore de mille regrets. Tu te sentais misérable et malheureuse comme les pierres. C’était les « larmes aux paupières, au jour qui meurt, au jour qui vient ». Et tu avais souvent envie que le jour ne revienne pas. » (p.24)
Amélie Cordonnier signe un roman d’une grande force sur la violence conjugale verbale. Aussi forts que des coups portés physiquement, les insultes terrassent cette femme anonyme, mise à distance tout du long par un simple « Tu » qui constate son errance intérieure, ses atermoiements, ses sursauts, tels les égarements d’un oiseau paniqué entre les griffes d’un chat.
« Et puis, il y a des périodes bouche cousue, où ce poison ne sort plus. Tu restes pour tout ce qui reste alors : les mots doux, les attentions, la vie à deux et à quatre. […] Tu restes pour les enfants parce qu’ils sont votre but et votre destination, les destinataires et les bénéficiaires de votre tendresse, de votre énergie, de votre enthousiasme, de votre amour, et de tout le meilleur dont vous êtes capables, ensemble ou séparément. » (p.131-132)
L’auteur relate avec talent le caractère odieux de cette violence psychologique qui mine et face à laquelle les enfants du couple sont des spectateurs, eux-mêmes victimes du terrible portrait donné à voir par le père à leur mère.
Dérangeant et terriblement nécessaire, Trancher questionne avec des mots justes la capacité des femmes victimes de violence conjugale à réagir et à comprendre qu’une seule fois suffit pour décider une bonne fois pour toute de partir. Un très beau premier roman à l’efficacité percutante.
« En toi ça cogite, ta tangue et ça gîte. Ouvrir les yeux, enfin. Déciller. Cil après cil. Tu vois bien que les noms d’oiseaux sont définitivement revenus et tous vos efforts envolés. Mettre tes yeux en face des trous. Et regarder la vérité en face. Bien en face. Ras-le-bol de mentir, de tricher. » (p.146)
Trancher, Amélie Cordonnier, éditions Flammarion, 2018, 161 pages, 17€.
Mêmes ressentis sur ce livre que j’ai bp aimé. Premier roman de qualité !
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