A dévorer !

« C’est lundi aujourd’hui », Sytske Van Koeveringe : entre pragmatisme et esthétisme, quotidien ménager et vacuité désemparée

Julia est une jeune femme qui vit à Amsterdam en collocation. Pourtant, elle n’est plus étudiante depuis bien longtemps. Son quotidien, c’est celui de faire le ménage chez des clients qui font appel à la société « Clean Matching ». Chaque jour, chaque matin, Julia nettoie, récure, aère, repasse, aspire l’intérieur d’un vaste florilège de clients.

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Si les mains de Julia sont incessamment occupées à ces humbles tâches, son esprit ère et s’égare tantôt dans son passé personnel, trouble et épars, tantôt dans l’observation fine et ciselée du quotidien de ses clients.

La condescendance affichée de certains ou le zèle étrange d’autres clients mettent parfois la patience de Julia à rude épreuve.

Car Julia n’est pas heureuse et la solitude, à la fois recherchée et redoutée, la ronge. Son amour passionné, Kamiel, l’a quittée après la parution du livre de Julia dans lequel elle révélait toute leur histoire ; son amie d’antan, Marlène, ne veut plus la voir, l’accusant de n’avoir pas été là pour elle lorsqu’elle en avait besoin ; ses parents blâment son manque d’ambition et lui renvoient, lors de leurs rares échanges, son échec de vie…

« Kamiel s’est exilé quand il a eu vent de mes débuts. Le livre était déjà en librairie. Après le courriel qu’il m’a envoyé alors, je n’ai plus jamais entendu parler de lui. » (p.36)

Ce sont pas les insomnies de Julia qui lui permettent de trouver une trêve à ses relations malmenées. Alors Julia boit, plus que de raison. Elle soigne sa langueur à grandes lampées alcoolisées dans sa chambre cadenassée ou au café dans lequel elle a ses habitudes.

« Le matin, je pense : Je ne veux plus jamais boire, mais je sais que le soir, j’ouvrirai une bouteille. Que mon dessert, ce sera du vin. Et qu’ensuite, je pourrai affronter le monde et que je sortirai dans la nuit. » (p.255)

Rien ne semble avoir de prise sur elle : pas même le yoguiste rencontré au café et qui lui fait une cour acharnée ; pas même le voisin qui l’épie lorsqu’elle lézarde au soleil, à moitié nue, sur la terrasse de l’un de ses clients ; pas même les maux de crâne intolérables qu’elle tente de soigner à grand renfort de comprimés. La mélancolie règne en maîtresse sur Julia.

« Je l’ignore. Déjà. Ignorer les gens, c’est une de mes spécialités, je le fais aussi bien que le ménage. Après je suis épuisée, mais sur le moment, ça ne me demande aucun effort. Mon père faisait souvent comme si je n’existais pas, comme si je faisais partie des meubles » (p.48)

Et le quotidien le plus terne de s’étirer, chaque jour renouvelé ; et Julia de s’étioler, sans réel espoir d’être sauvée…

« Mais après mes débuts, c’est à nouveau la même question : et maintenant ?

Maintenant ?

Maintenant j’évite la compagnie des humains mais, bizarrement, il y a toujours quelqu’un qui se soucie de moi. » (p.143)


C’est lundi aujourd’hui est un roman absolument atypique (mais ô combien génial) dans sa forme : chaque chapitre correspond au numéro d’appartement des clients de Julia, ou même du sien. Le roman étant organisé en quatre parties, la lecture est parfois rendue difficile lorsque l’on quitte un client pour le retrouver bien après dans une autre partie. Mais l’initiative est, au demeurant, brillante, dans la mesure où cet agencement suggère l’emploi du temps de Julia, qui change chaque jour de client, pour ne le retrouver que huit ou dix jours après… lorsqu’elle ne décide pas de jeter l’éponge.

Le personnage de Julia est, à bien des égards, touchant : bel hommage rendu à ces femmes de l’ombre dont le métier, trop souvent dénigré et méprisé, consiste à nettoyer la crasse des autres. Peut-être est-ce pour cela que l’auteur a fait le choix d’inscrire Julia dans une filiation « ménagère » : sa propre mère est femme de ménage depuis trente ans. Alors, est-ce une fatalité que d’y être à son tour, faute d’avoir percé dans le monde littéraire ? Faut-il considérer cela comme un échec social ? Sytske Van Koeveringe pose cette question en filigrane tout du long.

Julia questionne aussi, à travers sa manière de vivre, sa manière d’être, son incapacité à aimer vraiment : tantôt elle s’accroche furieusement (à quelqu’un, quelque chose), tantôt elle semble tout lâcher, voire tout saboter. Une ambivalence surprenante, troublante, qui met au cœur de sa vie les questions de la vanité et la vacuité : Julia cherche du sens à sa vie et son quotidien est une quête. La monomanie guette : Julia peut-elle prétendre à agencer et régenter sa propre vie comme l’intérieur domestique de ses clients ?

« Ce n’est pas de la peur. C’est un vide. Que je pense à l’avenir ou pas. Quand je pense, ne serait-ce qu’à demain, je vois une étendue de sable durci devant moi. Avec ici et là une fissure noire. Où que mon regard me porte, le paysage est le même, à l’infini. Le ciel est d’un bleu pur et le soleil haut dans le ciel. Ça oui. » (p.197)

Une très belle découverte, que je conseille vivement !


C’est lundi aujourd’hui, Sytske VAN KOEVERINGE, traduit du néerlandais par Arlette Ounanian, éditions NIL, 2019, 337 pages, 20€.

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