Elle a tout pour être heureuse. Vincent, un mari aimant et professionnellement bien établi. Une petite fille de huit ans, la pétillante et lumineuse Esther. Et, depuis cinq mois, le petit Alban. Elle qui a tant aimé vivre sa première maternité et la fusion avec sa fille trépigne à présent d’impatience de revivre à nouveau cette exclusivité mère – bébé.
Mais, lors d’un rendez-vous chez son médecin, elle remarque qu’Alban a une étrange tache noire dans le cou. Presque invisible, ce n’est sans doute rien. Pourtant, quelques jours à peine après, de nouvelles taches apparaissent sur le corps. Brunes, foncées…
« Elle dépeint la coccinelle à sept points de la veille, puis évoque les nouvelles taches apparues ce matin. Douze désormais, elle les a comptées et recomptées avant de réaliser que le dos lui-même avait foncé. Ça a l’air fou, mais elle lui assure que c’est vrai. » (p.27)
Que se passe-t-il ? Serait-elle en train de revivre un remake littéraire de la métamorphose de Gregor Samsa, récit de Kafka qu’elle a tant abhorré lorsqu’elle était collégienne et qu’elle convoque tant à présent qu’elle contemple son enfant ?
Je ne dévoilerai bien sûr pas ce que cachent (ou révèlent) ces taches : il convient de garder une certaine tension dramatique. Mais, si Gregor Samsa est progressivement dépossédé de son corps, l’héroïne se sent elle progressivement dépossédée de son fils : le regarder est pénible, le toucher une torture… Son bébé devient un étranger, cet autre auquel elle n’aurait pas pensé mais que la révélation de sa propre histoire personnelle par son père vient éclairer… d’un voile noir.
« Ground zéro dans son cerveau. Elle est effondrée. Tout son monde s’est écroulé. […] Elle n’en finit pas de faire le tour de tout ce qu’implique cette explosion. A déflagration démente, état des lieux insensé. » (p.45)
Alors elle s’emploie à sauver les apparences : obsédée par ces taches qui vont grandissant sur le corps de son enfant, elle n’hésite pas à user de stratagèmes plus ou moins douteux pour ne pas affronter ce que son histoire passée est en train de lui faire découvrir bien malgré elle. Le déni n’est pas loin et elle sent en elle le danger qu’elle représente pour Alban : ce bébé, au final, elle n’en veut plus. Pas comme ça.
« Elle n’en peut plus de se forcer. Se forcer à s’occuper de lui, se forcer à aller le chercher quand il crie. N’en peut plus de devoir prendre sur elle pour le nourrir, l’habiller, le baigner. S’en veut de réprimer un mouvement de recul chaque fois que les doigts d’Alban agrippent son pull. Culpabilise de ne jamais le bercer. De ne pas savoir le consoler. A honte de ne pas aimer le regarder, le toucher. De ne pas l’air tout court. » (p.128)
Ascendance et descendance problématiques autour d’une femme, qui doit confronter un passé inconnu et un présent corrompu : peut-elle envisager un futur apaisé ?
Quel bonheur de retrouver Amélie Cordonnier après son premier opus Trancher, en 2018 ! Après la thématique des violences conjugales, l’écrivaine s’attaque à l’instinct maternel lorsqu’il est remis en question : peut-on « désaimer » son enfant ? Peut-on ne pas aimer son bébé ? A quel moment la distance devient-elle maltraitance ?
Des questions fortes n’est-ce pas ? Amélie Cordonnier les traite avec force et pudeur mêlée. Pas de pathos, plutôt du factuel. Et cela suffit pour faire sentir ce cœur de mère qui saigne et s’assèche à chaque vision quotidienne des ombres rampantes sur le corps de son bébé.
Plus que jamais, je suis en extase face à la plume de l’écrivaine : un style incisif, lapidaire, où les phrases nominales et simples sont reines, et une poésie phonique née du jeu de l’homophonie des mots, constant.
« En elle tout est chamboulé. Sens dessus dessous. Sans dessus ni dessous. » (p.49)
« Il n’y a plus l’ombre d’un doute, la voilà fixée. Cette certitude l’écœure. L’accule. Et l’accable. » (p.62)
Ô bonheur de lectrice, pour lequel je culpabilise lorsque cette jouissance verbale concerne un passage sans doute moralement condamnable. Amélie Cordonnier ou l’art du paradoxe stylistique littéraire (formulation hasardeuse que vous me pardonnerez) !
Un livre à lire absolument ! Vivement le troisième roman, Madame Cordonnier !
Un loup quelque part, Amélie CORDONNIER, éditions Flammarion, 2020, 270 pages, 19€.
Merci pour cette découverte ! Tes éloges sur le style d’écriture m’amènent à penser que c’est un très bon livre, en plus du sujet traité…🌞
J’aimeAimé par 1 personne
Extraordinaire ! Je suis fan d’Amélie Cordonnier, de son style. Du bonheur !
J’aimeJ’aime
Je vais la découvrir !
J’aimeJ’aime