
Blythe a un passé familial traumatique. Jugez-en : sa grand-mère, Etta, s’est suicidée alors que sa propre mère, Cecilia, était encore une jeune fille ; Cecilia, de son côté, a tôt fui le domicile conjugal pour rejoindre son amant, laissant sa fille Blythe sans mère. Etta, Cecilia : deux figures de mère aux antipodes de l’amour maternel tel que l’on peut le concevoir. A l’inverse, une distance soigneusement entretenue, simplement ponctuée de brimades et de savantes humiliations. Une généalogie de filles uniques mal-aimées, et qui, une fois devenues mères, n’ont su donner l’amour attendu.
Alors, lorsque Blythe épouse Fox, elle est bien décidée à conjurer la malédiction des femmes de sa famille : elle peut et veut être une mère, une vraie mère, dévouée à ses enfants, exclusivement dévolue à leur bonheur. Oui, son objectif est noble et elle tient à faire changer le destin des femmes de son histoire personnelle.
« Nous prenons tous pour acquis le fait d’avoir de bonnes mères. D’épouser de bonnes mères. Et d’être de bonnes mères. » (p.16)
« Je serais différente. Je serais de celles pour qui tout semble si naturel. Je serais ce que ma propre mère n’était pas. » (p.31)
Pourtant, lorsque la petite Violet naît, Blythe peine à ressentir l’amour fusionnel qu’elle espérait. Cette petite est le fruit d’un amour absolu, un enfant ardemment désiré : alors comment que se fait-il que la nouvelle mère ressente une telle difficulté à chérir le fruit de ses entrailles ?
Il faut dire que Violet n’est pas une enfant facile : très rapidement, le bébé se comporte de façon capricieuse et tyrannique envers sa mère, réservant ses meilleurs moments pour son père. Ce dernier n’y voit que du feu, tout entier subjugué par la merveille qu’il a conçue. Mais Blythe, elle, perçoit la dualité mauvaise de sa fille : seulement nourrisson, et pourtant machiavélique.
Mère et fille commencent un double jeu, qui sera celui de leur vie : une défiance continuelle en privé, un masque de perfection érigé en public. Blythe a beau faire des efforts pour aimer sa fille, lui donner tout ce qu’elle peut : Violet s’y refuse.
Rares sont les témoins de l’effrayant visage de Violet : la belle-mère de Blythe, une seule fois, alors que la petite mord au sang le visage de sa mère pour se venger. Sinon, Blythe ne peut compter que sur ce qu’elle voit, perçoit. Aussi, ne rêve-t-elle pas lorsqu’elle aperçoit Violet faire un croche-pied à son petit camarade en haut du toboggan du parc ? Est-ce une illusion ou a-t-elle bien vu les petites moufles roses s’emparer du guidon de la poussette de son frère pour la précipiter sur la rue et le conduire tout droit vers la mort ?
Car le seul enfant que Blythe aimera jamais, de tout son cœur, sera le petit Sam, le second enfant du couple. Mais sa capacité à aimer sera réduite à néant par la perversité de Violet. Or, peut-elle décemment juger sa fille ainsi ? Une âme d’enfant ne peut être que pureté et innocence, non ? Tous ces signes qui pourtant la font douter : son enfant ne serait-elle pas finalement un monstre ? Et si la perversité des femmes de sa famille avait sauté une génération, pour que le machiavélisme de sa fille se tourne contre elle ?
Tyrannique enfant, Violet met à l’épreuve sa mère, mais aussi le couple de ses parents. Qui pourrait résister à une telle malveillance ? Que cherche la petite fille en agissant de façon aussi perverse et méchante ? Peut-on en venir à redouter, à détester son propre enfant lorsque celui-ci s’avère être une entité diabolique ?
Entre toutes les mères est un récit dont on ne sort aucunement indemne, tant le sujet de la perversité d’une enfant met mal à l’aise. Ashley Audrain excelle à semer un savant malaise lorsque Blythe et Violet se retrouvent ensemble, et le lecteur de guetter la faille, le piège, qui confirmera la méchanceté de la fillette.
Il faut dire que l’on referme le roman horrifié d’une telle histoire. En premier lieu, les drames de la vie de Blythe : ceux du passé avec sa mère, et ceux du présent avec Sam. Et peut-être ceux du futur avec Fox…
« Nous étions déjà les parents d’un garçon mort. D’une fille que je ne pouvais pas aimer. Nous allions devenir le couple qui se sépare. Le mari qui part. La femme qui ne s’est jamais relevée. » (p.241)
En second lieu, Ashley Audrain donne corps, sur plusieurs années, au machiavélisme le plus ordinaire d’une gamine. Le résultat est grandement réaliste, et donc d’autant plus consternant. Comment l’amour peut-il engendrer un monstre ? Où est partie toute cette bonne volonté de vouloir donner le meilleur à une enfant que l’on espérait être la meilleure ?
Roman de la désillusion, Entre toutes les mères questionne la filiation et l’engendrement, l’amour maternel, la dépossession de soi, le doute, les drames du passé et la résilience.
Notons la forme originale de la narration : tout du long, Blythe s’adresse au « tu » de Fox, comme s’il s’agissait du testament d’une mère, une fois les vestiges de la vie familiale consumés.
Un roman fort, vibrant, émouvant, que la traduction de la brillante Julia Kerninon, à plusieurs reprises évoquée sur le blog, magnifie à la perfection.
Une claque littéraire.
Entre toutes les mères, Ashley AUDRAIN, traduit de l’anglais (Canada) par Julia Kerninon, éditions JC LATTES, 2021, 364 pages, 21.90€.