A dévorer !

« Le premier jour du printemps », Nancy Tucker : coupable un jour, coupable toujours ?

A huit ans, dans sa banlieue pauvre de l’Angleterre, Chrissie s’ennuie. Ne trouvant pas dans son foyer ni père présent ni mère aimante, elle quémande à sa manière – c’est-à-dire autoritaire et sans concession – l’affection des autres. Ce sont ses camarades de jeu, Linda et Donna, qui souvent en font les frais, à grands coups de remarques pas très gentilles ou de tapes désobligeantes. Pourtant, elles lui vouent une amitié indéfectible, au grand dam de leurs mères, passablement agacées d’avoir régulièrement à leur table cette gosse affamée, sale et impertinente.

Chrissie aimerait avoir à manger tous les soirs. Elle aimerait une maman qui la couvre de baisers et lui prouve son affection. Au lieu de cela, elle passe sa nuit dans des draps jaunis par l’urine, l’estomac tordu par la faim, dans une maison crasseuse et avec une mère qui tente un jour de la faire adopter.

« J’aurais voulu lui dire combien la faim m’avait façonnée, fabriquée, parce qu’elle était immense, et j’étais si petite, qu’elle était toujours là, comme une présence constante, qui toujours me rongeait. » (p.206)

Doit-on voir dans cette enfance miséreuse et misérable les circonstances atténuantes de l’acte ignoble que Chrissie commet un jour ? De fait, à huit ans, Chrissie étrangle de ses mains nues le petit Steven dans la maison bleue du quartier des pauvres. Loin de ressentir une quelconque culpabilité parce que, selon elle, « on ne meurt que pour un moment et ensuite on revient », Chrissie perçoit au contraire à chaque fois qu’elle y pense le plaisir extrême du pouvoir qu’elle a ressenti au moment de tuer le petit garçon de même pas trois ans.

Bien évidemment, une enquête est menée dans le quartier, auprès des mères éplorées et des gamins successivement interrogés. Chrissie fait la maligne, à défaut de faire ou d’être l’innocente. La fillette disposera d’un sursis certain, frôlant avec envie le désir incontrôlable de tuer à nouveau : passera-t-elle à l’acte encore une fois ? Sera-t-elle de ces enfants tueurs qui font parfois la une des journaux ?

« Si je le refaisais juste une fois, tout irait sûrement mieux. Je serais sans doute suffisamment bien après ça. » (p.168)

Des années plus tard, Chrissie est devenue Julia. Après être sortie d’un foyer pour adolescents au sein duquel elle a trouvé la sécurité, la nourriture et le cadre qui lui manquait, Julia peut affronter la vie.

« Tu vivras comme une autre personne. Ce sera un second départ. » (p.129)

A ses côtés, la petite Molly, cinq ans. Julia n’a qu’une peur : qu’on lui enlève sa fille et qu’on la donne à une autre famille. Alors, lorsque Molly fait une mauvaise chute par la faute de Julia et que les coups de fil se répètent à la maison, la jeune mère de famille panique : c’est la fin de tout espoir, les services sociaux vont lui retirer Molly, sa fille qu’elle chérit tant et qui l’a raccrochée à la vie en lui offrant une seconde chance.

« Quand on protège quelque chose, c’est qu’on l’aime. » (p.231)

« L’illusion, c’était d’imaginer un futur à deux, alors que nous allions bientôt être séparées. » (p.268)

Sur un coup de tête, Julia prend la fuite avec Molly, le temps de revenir sur les terres de son enfance, revoir sa propre mère et se confronter à ce passé qu’elle peine tant à oublier. C’est l’occasion pour le lecteur de suivre deux fils de lecture, entre le passé de Chrissie et le présent de Julia.

Et le roman de susciter de nombreuses questions : peut-on pardonner à un enfant l’impensable ? Doit-on accorder à tout enfant l’innocence de ses actes, quels qu’ils soient ? En quoi le personnage de Chrissie est-il excusable ? Car on a là une enfant livrée à elle-même, crevant autant de faim que de manque d’amour. C’est dire que le lecteur est dans une position délicate, à la fois révulsé par l’ignominie des actes de Chrissie et touché par le désespoir qui envahit tout entier son petit être mais aussi la femme qu’elle est devenue. Chrissie / Julia a-t-elle le droit à une seconde chance ? A défaut d’avoir eu une bonne mère, peut-elle elle en être une et faire table rase de sa propre enfance malheureuse ?

« Oui, j’étais toujours triste. Horriblement, terriblement triste, depuis le moment où je me réveillais jusqu’à celui où je m’endormais, tous les jours, toutes les semaines, tous les ans. J’étais si triste que j’ai dû tuer des gens. » (p.304)

On comprendra l’extrême richesse de ce premier roman de Nancy Tucker, avec une problématique ô combien délicate : pour une enfance meurtrie et une enfant meurtrière, le destin est-il forcément implacable ? Gamine victime et gosse coupable : comment trancher lorsqu’il s’agit de donner son verdict. Le cas de conscience est réel…

Attendez-vous, lecteurs, à être littéralement « pris aux tripes » (vous voudrez bien excuser le pragmatisme de cette expression, pourtant la plus juste) et à ne pas oublier le personnage de Chrissie, sa gouaille (bravo au passage au travail exemplaire de la traductrice). Jamais… Car, derrière ce personnage de papier, il existe tant d’enfants malheureux et livrés à eux-mêmes, et qui par désespoir se livrent au mal…



Le premier jour du printemps, Nancy TUCKER, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Carine Chichereau, éditions LES ESCALES, 2022, 344 pages, 22€.

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2 réflexions au sujet de “« Le premier jour du printemps », Nancy Tucker : coupable un jour, coupable toujours ?”

  1. Un livre dont le sujet est intéressant mais qui semble difficile. Doit-on juger un enfant comme un adulte ? Quelle est la part de responsabilité de ces parents absents, incapables d’éduquer et d’aimer ? Et comment sauver un enfant qui n’a pas eu d’enfance ? Beaucoup de questions qui restent en suspens…

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