A croquer

« Nous en resterons là », Chloé Lambert : cruel divan

Margot a vécu, à l’âge de treize ans, le traumatisme de l’inceste avec l’Oncle Eric, sous les yeux indifférents et donc conciliants de son grand-père. Murée dans le mutisme, c’est son corps qui, pendant plusieurs années, a parlé pour elle sans jamais révéler auprès des nombreux médecins consultés le motif du drame. Les piles de remèdes n’ont cessé de grossir, à l’inverse de Margot, incapable d’ingérer quoi que ce soit, incapable de digérer les souillures infligées à son corps et à son cœur.

Lorsqu’on la dirige vers le psychiatre Achille Donnelheur, Margot n’en mène pas large. Il faut dire que le spécialiste ne prononce pas un mot tant que l’adolescente ne lance pas quelques paroles. Technique médicale éprouvée ? Sans doute faut-il le croire, puisqu’enfin Margot se lance. Les débuts sont balbutiants, inintéressants à souhait. Et pourtant, petit à petit, LA révélation émerge, de la même façon que le psychiatre sort de sa réserve.

« Règle à la fois indispensable et insupportable. Après le silence vient ainsi le le tourment des mots qu’on ignore. » (p.30)

Les séances s’enchainent, et un lien certain se tisse entre la patiente, pétrie d’un profond respect et d’une certaine crainte pour l’homme qui lui fait face, et le médecin. Lorsque ce dernier annonce à Margot que la thérapie est achevée et les résultats concluants, la jeune femme peine à accepter la sentence : oui elle va mieux, et même bien, mais comment vivre maintenant sans cette béquille qu’est devenue le docteur Donnelheur ?

« L’incroyable s’est produit : il comprend mieux que moi ce que je raconte. Il a mêle l’air connaisseur du sujet. Si je cherche à atténuer les faits, le voilà qui s’interpose, telle la justice en personne, et m’encourage à rectifier. (p.51-52)

« En très peu de temps, ce médecin est devenu ma possibilité de vivre. Il me permet de trouver les mots. Ses qualités professionnelles en font un homme extraordinaire, un maître, un père, une étoile du berger toujours présente, même à travers de sombres nuages, mon repère, mon garde-fou, mon protecteur, celui qui sait démêler le bien du mal. Aussi, ses retards et la colère ou la blessure qu’ils me causent sont anecdotiques. » (p.79)

Alors l’emprise se révèle : pendant des années, Achille Donnelheur va jouer avec Margot comme avec une souris, n’hésitant pas à la contraindre à rompre ses relations amoureuses que lui juge néfastes pour elle ; n’hésitant pas non plus à remettre sur le tapis le spectre traumatique du passé pour mieux faire revenir la jeune femme à lui. Cruel et machiavélique, le psychiatre manipule à l’envi sa victime.

« Il est la seule personne avec qui j’échange au bout du compte, alors je ne dis pas non. Je ne dis pas non. Je ne dis pas non… » (p.157)

Margot n’est pas dupe et saisit dans des éclairs de lucidité édifiants le comportement ou les paroles inappropriées de celui qui est devenu au fil des ans sa référence. Peut-elle éprouver un sentiment de trahison contre-toute attente salvateur pour elle ? L’enfant abusée peut-elle l’être de nouveau par celui qui symboliquement est devenu « son père à penser » ?

Dans un roman fouillé, autant que l’est la psyché des personnages, Chloé Lambert réfléchit aux mécanismes de l’emprise morale dont se rendent coupables des soignants, au mépris des vies qui leur sont confiées. Grande est l’empathie que nous ressentons envers Chloé et, à travers elle, toutes les victimes une nouvelle fois leurrées et blessées.


Nous en resterons là, Chloé LAMBERT, éditions du ROCHER, 2022, 229 pages, 18.90€.

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