
Un soir de réveillon à Bruxelles. Trois hommes se retrouvent dans un restaurant pour ce 24 décembre en solo : le patron, un Professeur et un taximan reconverti. D’eux, nous ne saurons que la fonction professionnelle : la « société anonyme » du roman. Plutôt que de rester chacun dans son coin à consumer sa morosité, un élan naturel les fait se rejoindre autour du même repas, raffiné, élégant et gargantuesque, copieusement arrosé des meilleurs vins.
La rencontre est improbable et l’alchimie à venir encore plus. Pourtant, les langues se délient au-fur-et-à-mesure d’anecdotes personnelles ou professionnelles : le Professeur confie le drame originel de son enfance qui l’a privé de ses parents, son appétit insatiable des femmes et son envie de brûler la vie par les deux bouts dans un désordre continuel, synonyme de vie pour lui. Le taximan, quant à lui, évoque sa quête, ses doutes, son empathie à chaque trajet sollicitée. En retrait, auditeur attentif, le patron commente, prudent, pragmatique, les récits de ses convives.
« je ne sais pourquoi, votre compagnie me donne envie de me confier, de m’ouvrir. A mon âge, il est plus que temps, temps d’entrebâiller mes portes, mes fenêtres, de laisser pénétrer la lumière du jour dans mon gourbi, d’en chasser les fantômes ; il y a tellement ! » (p.25)
On se pique au jeu de ses instantanés de vie. Fragments ? Pas tant que cela puisqu’un fil conducteur narratif se tend, de plus en plus ferme, de plat en plat, créant une cohérence d’ensemble aux propos des différents narrateurs. Peut-on émettre l’hypothèse que chacun joue le rôle dans un puzzle cohérent dont le lecteur découvrirait l’existence à la fin du récit ? Sans déflorer le dénouement, annonçons simplement que la construction de l’intrigue est fort bien troussée.
« Par ailleurs, il y a dans la vie d’étranges rencontres, des télescopages mystérieux, des inconnus, des inconnues, qui jaillissent devant nous semblant venir de nulle part, que l’on n’a jamais vus mais qu’il nous semble connaître depuis toujours. » (p.99)
« Le grand déballage, ce serait donc maintenant, il n’y couperait pas. Les cartes allaient enfin s’abattre sur la table. » (p.182)
Avec une plume hautement élégante, Jean d’Espinoy incarne trois « types » masculins confrontés à des choix, des doutes, des succès et des revers. Une lutte insidieuse avec la vie elle-même, en ce qu’elle nous confronte à des épreuves et des obstacles. Le récit se lit avec délice, tant pour sa qualité d’écriture que pour son originalité. Nous noterons enfin que ce roman est absolument transposable en pièce de théâtre (et mérite de l’être), tant par le système du huis-clos que par le traitement des gestes et de la parole des personnages.
Société anonyme, Jean d’ESPINOY, éditions LALEA, 2022, 210 pages, 17€.