
Titre singulier pour questionner la pluralité des femmes de ce nouveau récit de Chirine Sheybani, écrivaine brillante de Genève. Il faut dire que Chirine Sheybani, que j’ai découverte avec un immense plaisir cette année, n’a pas son pareil pour parler de la femme, du féminin, prise dans ses tourments inhérents, et en particulier dans son rapport à la maternité et à la figure maternelle.
Avec Elle(s), c’est de nouveau le rapport mère-fille qui est au centre du récit, à travers le parcours de vie de deux personnages, Jeanne et Oriane. La première n’a pas connu son père, et a vu sa mère s’étioler dans l’alcool et l’amertume après la mort de ses propres parents, ne gardant rien des vignes séculaires, patrimoine familial sur lequel veillait avec attention le grand-père de Jeanne. Toute sa vie, Jeanne a essayé de (re-) donner le sourire à sa mère ; peine perdue, avec à chaque fois des remontrances, des sarcasmes qui cachaient difficilement un profond mal-être. Désespoir de l’enfant qui comprend qu’elle ne peut sauver sa maman de ses tourments… Devenue adulte, Jeanne est à son tour confrontée à la possibilité d’être mère : le veut-elle ? le peut-elle quand face à elle s’est érigé un contre-modèle ?
« Car alors il faut porter la mère. Pour éviter que tout s’effondre. » (p.71)
La seconde, Oriane, n’a elle aussi pas connu son père, mort alors qu’elle était encore très jeune. Sa mère a refait sa vie et de cette union est né un petit garçon. Oriane s’est acclimatée à ce nouvel équilibre qui lui « volait » à chaque fois un peu plus sa maman. Alors, c’est dans la nourriture qu’elle a trouvé du réconfort : dotée d’un solide appétit, Oriane ne s’en laissait jamais compter lorsqu’il s’agissait de dévorer. Une gloutonnerie pour compenser ce qu’elle estimait être un constat d’échec : celui de ne pas avoir su donner seule à sa mère tout l’amour nécessaire pour qu’elle soit heureuse. En effet, il a fallu un autre homme et un autre bébé pour que sa mère de nouveau revive. Seulement, les remarques maternelles sur son poids ont peu à peu renversé la dynamique : prête à tout pour attirer l’attention de celle pour qui elle aurait tout donné, Oriane s’affame peu à peu. On la complimente, bien évidemment. Mais personne ne comprend qu’au fond d’elle elle hurle et que tout ce qu’elle veut, c’est être nourrie de l’amour exclusif de sa mère. Alors la violence arrive, jusqu’au coup de trop.
« Maman, donne-moi de la place. Ma place, maman chérie. Sois d’accord pour que j’en prenne beaucoup. Autant qu’il m’en faut. Ne me dis pas. Ne me dis plus. Que j’en prends trop. » (p.129)
Deux âmes en peine errent dans ce récit au phrasé saccadé, comme si les mots se disaient en apnée, comme si le souffle manquait à évoquer les béances originelles. Relations bancales, personnages blessés qui boitent : les phrases nominales sont aussi des cahots qui symbolisent ces heurts.
« Mais c’est dur, tu sais. Il y a eu la destruction. Tu ne peux pas revenir là-dessus. Tu ne peux pas le nier. » (p.193)
Chirine Sheybani excelle à sonder la relation mère-fille dans ce qu’elle a de plus douloureux, de plus entier, de plus exclusif. Cette relation se double de celle de cette fille qui devient femme et cherche dans son émancipation un adoubement que les carences du passé viennent mettre en péril.
Être fille, être mère… ou le devenir. Cheminer pour être une femme… N’y a-t-il pas parcours plus complexe que celui-ci ? Ce récit lui donne corps, lui offre une voix, deux voix, puissantes, incantatoires. Une demande de reconnaissance pour les failles, inhérentes, qui sont autant d’entraves pour se revendiquer telle (et celle) que l’on sait être.
Elle(s), Chirine SHEYBANI, éditions COUSU MOUCHE, 2022, 227 pages.
Un immense merci aux éditions Cousu Mouche pour l’envoi gracieux de ce roman, d’une puissance folle.