Joseph a la quarantaine. Encouragé par les efforts de sa mère, il a fait de brillantes études (« prépa littéraire / En hypokhâgne » p.74) et est devenu éducateur.
Seulement, il a tout quitté le jour où il s’est marié, acceptant professionnellement de repartir à zéro en Bretagne. Tout job rémunéré devient bon à prendre : il pointera donc à la boîte d’intérim.
Et voilà comment un fin lettré, citant allègrement Apollinaire, Claudel, Beckett, chantant Brel et connaisseur de Fernand Braudel, se retrouve tout d’abord dans une conserverie puis dans un abattoir de bovins.
Son quotidien devient celui de l’usine, de l’embauche très tôt le matin, des huit heures travaillées dans un étirement du temps insupportable de vacuité spirituelle et intellectuelle puisque seule compte la force chaque jour sollicitée, chaque jour renouvelée.
« L’usine est
Plus que tout autre chose
Un rapport au temps
Le temps qui passe
Qui ne passe pas
Éviter de trop regarder l’horloge
Rien ne change des journées précédentes » (p.145)
La force physique, celle qui permet d’endurer une journée entière le déplacement de plusieurs tonnes de carcasses découpées. La force mentale, celle qui permet de supporter le spectacle visuel et olfactif des cadavres ensanglantés.
Mais, pour glaner chaque mois l’argent durement gagné, Joseph est prêt à ce sacrifice de sa personne, de son identité. Il faut aussi compter sur la force de trouver les ressources qui font tenir :
- la sacro-sainte pause café-clopes
« La pause
Cette foutue pause
Espérée rêvée attendue dès la prise de poste
Et même si elle sera de toute façon trop courte
Si elle vient trop tôt
Que d’heures encore à tirer
Si elle vient trop tard
N’en plus pouvoir n’en plus pouvoir
Elle sera » (p.55-56)
- la solidarité entre compagnons de labeur, esclaves des temps modernes, dépersonnalisés dans cette sanglante machine à tourner économique.
- La vie hors de l’usine… Mais l’esprit est-il tout à fait capable de s’abstraire de ces lignes de travail quotidiennes ?
La souffrance est de tous les instants : le corps est endolori, les muscles surmenés douloureux. La fatigue est telle que l’on peut en pleurer.
Mais pour survivre dans cette France des intérims, que ne faut-il pas faire ?
…………………………………………………………………………………………………………………………..
A la ligne est un récit unique, dans lequel Joseph Ponthus sublime l’horreur par une langue – salvatrice – qui confère à la poésie. Ainsi, dans une veine presque rabelaisienne, la trivialité des tâches se transforme en morceau poétique.
« Un lundi qui commence comme une merde
Un lundi qui commence comme une semaine
Un lundi de merde qui commence la semaine » (p.230)
Le phrasé est haché, les phrases discontinues. Les phrases… Jamais il n’y a de point dans tout le récit : le retour à la ligne y est continuel, tout comme le narrateur pointe inlassablement, chaque jour, à sa ligne d’usine.
« J’écris comme je travaille
A la chaîne
A la ligne » (p.15)
Un éternel recommencement auquel toute tentative pour s’en échapper est impossible.
« Rien ne change
Les mêmes gueules aux mêmes heures
Le même rituel avant l’embauche
Les mêmes douleurs physiques
Les mêmes gestes automatiques
Les mêmes vaches qui défilent encore et toujours à travailler sur cette ligne qui ne s’arrête jamais
Le même paysage de l’usine
Le même tapis mécanique
Les mêmes collègues à leur place indéboulonnable
Et les vaches qui défilent
Les mêmes gestes » (p.179)
Plus encore, A la ligne est une ode à ces travailleurs de l’ombre, s’échinant à des tâches toutes plus ingrates les unes que les autres. Souvent méprisés, bêtes de somme des temps modernes stigmatisées pour leur pseudo-abêtissement (« des bêtes parmi les bêtes », penseraient d’aucuns), Joseph Ponthus leur rend un vibrant hommage, touchant parce qu’humain.
« Et puisse le temps qui efface tout ne pas me faire
oublier trop vite vos visages et vos voix
Vos noms et la noblesse de votre travail
Mes camarades
Mes héros » (p.169)
A la ligne est une claquante leçon d’humilité douloureusement nécessaire à tout lecteur et tout citoyen de France.
Et ce texte de poser, peut-être, la question suivante : dans un contexte hostile, doit-on sa survie parce que l’on pense, ou bien parce que l’on ne pense pas ?
A la ligne, Joseph PONTHUS, éditions de La Table Ronde, 2019, 266 pages, 18€.
Oh punaise ! A te lire, je comprends que ce livre est un livre fort, dérangeant, qui parle crûment de la vie réelle, sans fioritures, de ces hommes qui chaque jour doivent endurer ce travail de forçat dans le bruit de la chaîne et l’odeur des bêtes… Il a trouvé un style d’écriture particulier qui correspond à ses journées, sans point, sans fin !!!
Ce livre devrait être lu par nos dirigeants qui n’ont aucune idée de la vraie vie des travailleurs… 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
C’est exactement cela !!! L’as-tu lu ? Une nécessité pour nos dirigeants et même, plus proches de nous, tous ceux qui méprisent « les petites gens » qui sont bien plus qu’un simple avis condescendant donné à l’emporte-pièce.
J’aimeAimé par 1 personne
Non, je ne l’ai pas lu… mais tu l’as si bien décrit que je crois avoir compris l’auteur !!! Bon week-end 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Je te souhaite vivement de le découvrir, de le lire ! Excellent weekend et à bientôt ! 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Rien de ce que je pourrai écrire ne pourra exprimer l’intensité des émotions vécues à la lecture de votre bouleversant livre, d’une réalité crue et d’une si belle poésie.
Un très grand merci pour ce livre magnifique et je pense être doublement touchée puisque je suis éducatrice à Lorient. Belle route à vous. Sophie
J’aimeAimé par 1 personne