
Lark (« l’alouette ») et Robin (« le rouge-gorge ») sont demi-sœurs canadiennes, les filles de Marianne, une jeune femme indépendante qui cultive une étrange distance, pas toujours très sympathique, avec elles. Évoluant dans un milieu plutôt pauvre, la mère de famille fait de son mieux pour faire survivre les siens, mais apprécie volontiers que ses filles se débrouillent par elles-mêmes et la laissent vivre sa vie tranquillement.
C’est donc un certain art de l’autonomie que Lark et Robin cultivent dès leur plus jeune âge, un art vecteur d’une très grande complicité, l’aînée veillant avec attention sur la plus jeune. Une vieille demoiselle, professeur de piano, les prend en affection, et met à jour le talent prodigieux de Robin pour la musique. Lark, elle, dans l’ombre et ravie d’y être, se complait dans le travail scolaire, excellant dans nombre de matières. Deux petites femmes avant l’heure, livrées à elles-mêmes mais heureuses dans leur modestie.
« Il émanait des mains de Robin quelque chose de colossal et de majestueux, assez grand pour tous nous combler » (p.129)
Lorsque Lark est acceptée à l’université pour suivre des études de cinéma aux États-Unis, le chemin des deux sœurs, jusque-là fusionnel, se sépare. Robin reste avec leur mère, tandis que Lark vit ses premières années en totale autonomie, années estudiantines faites de découvertes, de succès et de renoncements.
Mais un jour, Robin rejoint sa sœur, perturbée : cette dernière comprend qu’il s’est passé quelque chose entre le compagnon de sa mère et elle. Alors, Lark retrouve son rôle de « petite maman » auprès de Robin, et n’aura de cesse de veiller sur elle tout du long.
« Marianne accepta que je devienne la tutrice de ma sœur puis nous fit le coup du silence, sans jamais appeler ni écrire pour prendre de nos nouvelles. Cela ne nous perturba aucunement. Au contraire, nous étions contentes d’être affranchies de son caractère et de ses humeurs. Ce qu’elle envisageait comme une punition était pour nous un soulagement. » (p.109)
Sauf que la cadette est un oiseau insaisissable : charismatique, fantasque, originale, indépendante, elle peine à rentrer dans le moule de l’institution, elle à qui on a offert une place pour étudier le piano dans une prestigieuse école. La contrainte, la rigueur et les exigences formelles ne sont pas pour elle, et elle a tôt fait de fuir pour un ailleurs anticonformiste qui restera pendant longtemps inconnu à Lark.
« Nos vies se chevauchaient en périphérie, jamais au centre. » (p.135)
Cette dernière devient l’assistante d’un cinéaste documentaire de renom. Œuvrant avec bonheur dans son ombre, Lark trouve l’épanouissement personnel et professionnel qu’elle cherchait, jusqu’à ce que, à 35 ans, elle prenne conscience de son désir de maternité, un désir que Wheelock, devenu son compagnon, ne partage pas.
« Nous étions moins un couple qu’une unité de force. […] Chaque année depuis notre rencontre, une nouvelle facette de sa personnalité se révélait à moi. Chaque année, il devenait un autre. » (p.202)
« Une béance s’ouvrait en moi, une béance que le travail ne pouvait combler. Je ne saurais expliquer comment le désir de maternité s’était tapi en moi si longtemps, latent et inaperçu, avant de se réveiller en un cataclysme qui exigeait que j’agisse. » (p.234)
Nouvelle rupture de vie : Lark ne pourra compter que sur elle-même pour essayer d’assouvir son désir d’enfant, et sur Robin, revenue dans les terres canadiennes pour s’occuper d’animaux sauvages, en osmose avec la nature.
Si leur relation demeure forte, l’alchimie de leur jeunesse n’est plus là, et Lark doit composer avec le côté insaisissable de sa sœur, une imprévisibilité de tous les instants. Une relation sororale sans cesse redéfinie, sans cesse remise en question mais qui survit aux épreuves de l’une et de l’autre : un duo duel, la dualité d’un duo.
C’est donc dire que nous avons là un double roman d’apprentissage, tant à travers le parcours de la sage Lark que de la fougueuse Robin. Le récit se fait un magnifique portrait de famille, bien qu’imparfait dans ces entités, en questionnant la figure de la femme, de la mère, de la sœur. Un gynécée d’une intensité folle, dans lequel les hommes sont des figures de l’ombre, plutôt prétextes au rayonnement des figures féminines. Le parcours de vie de nos héroïnes est passionnant, parce que sinueux, et parce que l’on voit se construire des femmes complexes dans leur identité et dans leurs différences, de leur enfance jusqu’à la maternité, douter de ou assumer leurs choix.
Copies non conformes est un texte d’une rare beauté au souffle que l’on pourrait qualifier d’épique, l’épopée pouvant parfois relever de la sphère familiale et personnelle, et pas seulement chevaleresque : les personnages sortent tous grandis de leurs épreuves. La consécration, aussi personnelle soit-elle, est au bout.
Copies non conformes, Alix OHLIN, traduit de l’anglais (Canada) par Clément Baude, éditions GALLIMARD, 2021, 389 pages, 23€.