A croquer

« Petite sale », Louise Mey : coupables apparences

Nous sommes en février 1969 dans l’Est de la France, non loin du chemin des Dames, sur une terre gorgée du sang et nourrie des cadavres des Poilus tombés sous les balles des Allemands en 14-18.

Augustin Demest, un propriétaire terrien sans scrupule, règne en maître sur le village de Saint-Dury. Il faut dire que son exploitation de champs de betterave permet d’employer nombre de bras, et s’il a racheté ou exproprié sans aucun état d’âme les terres des paysans jusque-là tranquilles en leur modeste fief, lui a fait accroître son Domaine en pleine conscience de son pouvoir grandissant. Empereur de la boue, qui ne souffre pas la contestation, Demest sait que le village entier lui est assujetti. Mieux encore, riche à millions et auréolé de son prestige local, il brigue des responsabilités d’édile.

« Pour ceux qui connaissent bien la région ou ceux qui ont, comme moi, des racines paysannes, […] la terre n’est jamais seulement de la terre. C’est une conquête, un combat, c’est une fierté. On vous la donne, c’est un honneur. On vous l’arrache et c’est une défaite, une dépossession. Un soulagement peut-être… mais aussi une humiliation. Augustin Demest, son Domaine, sa production valent désormais trente-cinq millions de nouveaux francs. » (p.76)

Lorsque sa petite-fille de quatre ans, Sylvie, est mystérieusement enlevée, c’est toute la France qui s’émeut : les journalistes débarquent et se gargarisent du côté mélo-dramatique de l’affaire, car le Maître a reçu une demande de rançon en échange de la tête de la petite. Les gendarmes locaux font appel au 36 de Paris, et ce sont deux policiers, Dassieux et Gabriel Sautet, qui se retrouvent littéralement englués dans l’histoire, glaçante de perspectives plus ou moins funestes.

Tant de potentiels suspects à interroger : la main d’œuvre saisonnière italienne en renfort au Domaine, les gens du village, les employés, la famille…

Il faut dire que la disparition est nimbée d’un certain mystère : comment la petite Sylvie a-t-elle pu s’évanouir dans la nature alors qu’elle rentrait de promenade avec Catherine Caron, la bonne à tout faire peu considérée de la maisonnée, et qui n’a eu de tort que de se laisser embêter par les ouvriers rassemblés dans la cour alors que la nuit tombait ?

« Tout le monde commande Catherine, elle est en dernier, après la boue, après les porcs. » (p.11)

« C’est souvent comme ça, les riches ont des titres, les hommes ont des noms, elle, elle est juste Catherine. » (p.51)

Délier les langues et dénouer le mystère : telles sont les rudes missions des deux flics dépêchés sur place. Dans une ambiance que Simenon n’aurait littérairement pas reniée ou Chabrol cinématographiquement parlant, Louise Mey suggère le système de castes ancestrales à l’œuvre dans le petit village de Saint-Dury : les maîtres dominent, sûrs de leur bon droit et peu soucieux de leur abus de pouvoir, pendant que les autres courbent l’échine, serviles par nécessité. Une intelligente et subtile dénonciation d’une certaine société qui a longtemps perduré dans les campagnes reculées de France. Ainsi, au-delà de l’intrigue policière propre au genre du polar – resserrée sur quelques jours mais déroulée presque sur chaque heure -, il s’agit de lire une critique du déterminisme social qui enferme parfois injustement des individus dans des cases, quitte à étouffer toute tentative d’y échapper. Petite sale se lit ainsi comme une fresque et permet au lecteur d’éprouver la surprise – jubilatoire ou consternée – lorsque les masques tombent, enfin…

Le début du roman se lit aisément, jusqu’à la disparition de Sylvie et la demande de rançon. Puis, lorsque l’enquête démarre, c’est aussi au lecteur de s’armer de patience, car on peut trouver certaines longueurs, nombre de répétitions (qui m’ont fait hésiter à lâcher le roman, c’est dire). Mais il convient de persister jusqu’au dernier tiers du livre : un nouvel élan dramatique permet de relancer l’intérêt, qui ne nous quitte plus jusqu’aux derniers mots.


Petite sale, Louise MEY, éditions du MASQUE, 2023, 374 pages, 21.50€.

Note à l’éditeur : quelques coquilles orthographiques qui ont échappé à la relecture (ex : « aucunes traces de pas » p.359)…

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