La jeune femme, anonyme durant tout le récit, est journaliste dans une radio parisienne et jouit d’une certaine notoriété, comme nombre de personnalités exposées dans les médias. Rançon du succès, elle est régulièrement sollicitée par des auditeurs lambda qui lui témoignent en général leur admiration.
Ainsi, lorsqu’un certain Denis la menace (du nom de sa page Facebook) l’interpelle sur le célèbre réseau social, elle n’y voit qu’un admirateur de plus qui espère, à travers elle, toucher du doigt la sphère de « ceux qui comptent ». Prolixe, il lui envoie très régulièrement des messages. Au fur et à mesure de leur enchaînement, Denis tente de gagner en intimité, quémandant une réponse ou une simple entrevue.
« Savais-je quoi ? Il s’était aperçu que je lui manquais. Qu’il pensait beaucoup à moi. Beaucoup beaucoup. Pas d’inquiétude, il n’était pas psycho. Juste un tout petit peu obsessionnel, emoji paire d’yeux exorbités. Pensais-je aussi à lui ? Un peu, rien qu’un tout petit peu ? Allez oui, il allait se dire que oui. Il pressait ses lèvres sur le coin de ma bouche. En toute chasteté. » (p.51)
Passablement agacée par cette insistance, la jeune femme n’ose pourtant pas couper court : elle a bien conscience que cet homme qui se présente comme honnête employé de bureau, époux attentif et père exemplaire, peut envisager de se venger si elle le raye de sa liste d’amis virtuels.
« Mais enfin mais pourquoi ne virais-je pas ce mec de mes contacts Facebook s’il me faisait chier à ce point […] ? S’il me mettait si mal à l’aise, je n’avais qu’à l’éjecter et le bloquer. C’était logique, non ? « (p.45)
Alors, de loin en loin, elle l’entretient. A contrecœur. Déjà piégée.
Pourtant, le point de bascule existe bien dans le récit : la journaliste en vient à ne plus supporter ce qu’elle considère comme un harcèlement du quotidien. Alors, elle réagit. Mal sans doute, car la courtisanerie galante de Denis se transforme en vindicte personnelle. Facebook, Twitter : autant de défouloirs à la vue de tous. Et surtout, autant de possibilités de surenchérir dans le dénigrement, la haine, le sexisme…
La vie de la jeune femme devient un enfer : de 2014 à 2018, elle subit l’ire de ce vengeur quasi masqué. Les plaintes n’y font rien ; les perquisitions chez l’intéressé font chou blanc. Aucune prise n’est possible. La journaliste ne peut qu’enrager de se laisser déposséder de son droit de parole. Petit à petit, à défaut de pouvoir se venger par les mots, c’est le corps qui trahit son mal-être grandissant : ses yeux, autrefois si jolis, deviennent rouges. Victime aveuglée par le prédateur dans sa toile, le piège tendu a-t-il une possible limite autre que funeste ?
Ce court roman est franchement fascinant quant à la description des relations modernes sur les réseaux sociaux : d’un clic, on peut se retrouver en contact avec sa vedette favorite. L’illusion d’une proximité que bien des utilisateurs des réseaux ne perçoivent pas, tout à leur joie de « côtoyer », même virtuellement, les gens en vue.
Les yeux rouges se veut bien évidemment aussi une critique de ces forums modernes où tout un chacun peut y déverser son fiel sous couvert d’anonymat. Ainsi, la quête d’une reconnaissance épanouissante passe aussi par des critiques injurieuses et s’y confronter passe paradoxalement pour une nécessité, malgré le risque de craquer face à tant d’animosité parfois…
Enfin, la spirale dans laquelle Myriam Leroy entraîne son héroïne est glaçante tant le retournement final nous surprend. Et si ce roman était une leçon de morale, un code de conduite sur les réseaux, in fine ?
Lisez ce livre aussi, et peut-être surtout, pour le style, le phrasé de chaque page. Un flot interrompu, alternative sans doute au mutisme auquel la jeune femme est contrainte sur la toile.
« rapetisser jusqu’à disparaître là où je ne dépasse pas, fuir sans doute eh bien tant pis, laisser les vivants s’arranger avec la version qu’ils auront envie de raconter, que plus rien ne me concerne jamais » (p.151)
Les yeux rouges, Myriam LEROY, éditions du Seuil, 2019, 188 pages, 17€.
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