
Nous sommes en 1985, dans une petite bourgade non loin de Roanne. Jessica a vingt-trois ans et guère de pistes pour la suite : elle a quitté son petit job de fleuriste et la perspective de reprendre la suite de l’hôtel familial, tenu depuis des générations par les femmes de sa famille, ne l’enchante guère.
« il va bien falloir que je m’y mette un jour. Travailler, se marier, avoir des enfants, c’est comme ça, c’est la vie. Que l’amitié, tout ça, c’est bien beau mais c’est l’enfance. Il faut que je prenne du plomb dans la cervelle. On ne vit pas toujours chez ses parents. » (p.58-59)
Remarquez, dans ce quasi-désert professionnel, elle n’est pas la seule : ses meilleures amies elles aussi vivotent tant bien que mal. Ainsi, Broussaille, la mangeuse d’hommes, est une modeste vendeuse en boulangerie ; la jolie Camille, tenue d’une main de fer par son compagnon rugbyman, essaie de lancer un salon d’esthétique à domicile en utilisant un petit fourgon itinérant ; la sublime Juliette ne peut compter que sur son espoir de percer ailleurs de par son physique ; seule Boucle a une situation digne de ce nom, avec mari, enfant et boulot. Pourtant, aucune ne se plaint : c’est ainsi, et leur adolescence semble s’éterniser dans cet entre-deux flou qui, fatalement, les amènera toutes à assumer à un moment ou à un autre leur(s) responsabilité(s) d’adulte. Ainsi, la narration, menée par Jess, semble en bonne partie vouée à la contemplation, sans pour autant que celle-ci soit oisive.
Le petit groupe trouve un élan motivant lorsque la petite ville organise un concours qui verra à remettre à la meilleure des propositions une coupe : alors, c’est décidé, les filles organiseront un défilé de mode ! Si Juliette est celle qui lance l’idée, c’est Jess qui assume de porter l’organisation générale et de garder la troupe motivée. Car, il faut le dire, les moments de découragement, de doute, de possible(s) désaffection(s) sont réguliers. Mais la détermination reste là : le mois de mars, qui scellera la fin de l’hiver et l’espoir d’un renouveau, sera celui du succès du défilé ou ne sera pas !
« On est une bande de filles, on a grandi ensemble, les meilleures copines du monde, toutes nées la même année, 1962, ça nous fait déjà vingt-trois ans. Je trouve super qu’on puisse avoir un projet soudé, même si on est différentes. » (p.27)
Cependant, la vie n’en continue pas moins : Juliette répond ainsi à l’offre d’emploi de Mme Barnes, la riche héritière de l’usine principale de la ville, une veuve fantasque mais non moins attachante. Seulement, lorsque Juliette est repérée par un photographe et qu’une petite notoriété semble naître, elle demande à Jess de la remplacer. L’attachement entre la vieille dame et la jeune femme est rapide : Mme Barnes ne veut plus de Juliette, préférant Jess comme demoiselle de compagnie pour l’aider dans son projet de mise en carton des rebuts dont elle ne veut plus dans la maison héritée de ses parents.
« Pour la première fois de ma vie, on me choisit sur Juliette. […] Je me sens pousser des ailes. » (p.232)
Juliette, auréolée de cette gloire naissante, n’en fait pas moins payer vicieusement le prix à Jess, par des remarques acerbes ou des signes d’une lâcheté confondante. Jessica peine à réaliser la perfidie de celle qu’elle considère comme une sœur. Pourtant, Juliette se fait vénéneuse, n’hésitant pas manipuler les faits comme cela l’arrange.
« Juliette est mon amie mais elle peut être blessante. Elle a toujours été comme ça, à suivre sa vie comme elle veut. A se faire du mal dans ses choix de colère. » (p.388)
Jessica se retrouve alors confrontée à un dilemme : à qui doit-elle faire allégeance ? A son amie de toujours, qui n’hésite pas à la trahir et à souffler le chaud et le froid ? A Mme Barnes, qui lui accorde sa confiance et sa générosité au quotidien ? On devine là que ces quelques mois peuvent sceller le destin de Jessica, déchirée entre ce qui la relie au passé (son amitié avec Juliette, entre autres ; le poids de la tradition familiale à reprendre en main la gestion de l’hôtel) et les perspectives nouvelles que peut lui offrir le présent (un ailleurs spatial, mental, affectif…). Moment décisif d’une quête existentielle qui s’ignore ou ne s’avoue pas complètement…
« J’ai eu ce choix. Cela m’a été proposé, présenté. Je ne regrette pas, non, c’est bien ainsi, je vais ailleurs, mais je ne peux m’empêcher de penser aux autres vies possibles, aux embranchements piégeux, ou fabuleux, aux directions que l’on prend et à celles que l’on ne prend pas. » (p.528)
Tout cela est admirablement conté par la plume si délicate et délicieuse de Claudie Gallay. Les phrases sont simples, parfois lapidaires (point de fioritures : les phrases nominales feront l’affaire), mais suffisent à faire sentir cette ambiance provinciale simple, dépourvue d’artifices, qui se suffit à elle-même dans sa modestie. Un dépouillement littéraire bienheureux qui fait pourtant surgir la force des ressentis, tant sensoriels qu’émotifs.
« A quoi tiennent les choses ? A quels hasards ? Quelles rencontres ? » (p.535)
Au final, on a là une chronique provinciale dans laquelle se joue le quotidien et / ou le destin de quelques personnages attachants et croqués avec malice.
Un très beau et bon moment de lecture.
Avant l’été, Claudie GALLAY, éditions Actes Sud, 2021, 546 pages, 22€.
Pas encore lu cette auteure, mais ton analyse donne envie de l’ajouter à ma PAL !🌞
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Tu adoreras ! Bon weekend 🙂
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Une autrice dont je ne me lasse pas… je vais certainement le lire. Merci pour la suggestion!
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Quel bonheur de la retrouver (je l’avais découverte avec « Les Déferlantes » : sublime !) ! 🙂
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