A dévorer !

« Notre part d’ombre », Hanna Halperin : révélations, avec éclat et fracas

Lorraine a demandé à ses deux filles, Nessa et Tanya, de venir l’aider, le temps d’un week-end, à faire des cartons. En effet, avec son second mari, Jesse, décision a été prise de changer de domicile pour quitter le Massachussetts et se relocaliser dans le New Hampshire, où Jesse a hérité d’une maison.

« A présent, pourtant, elle s’habitue à l’idée. Peut-être que prendre un nouveau départ, dans un endroit inconnu, c’est justement ce qu’il leur faut, à Jesse et à elle. » (p.40)

Nessa, l’aînée un peu bohème et un peu perdue dans une vie au quotidien monotone, et Tanya, la brillante avocate new-yorkaise, rechignent un peu à se livrer à ces retrouvailles imposées. De fait, lorsqu’elles se rejoignent là-bas, elles constatent avec amertume que leur mère se laisse aller à une certaine négligence d’elle-même. Rien n’a vraiment changé, finalement, depuis le jour où leur père, Jonathan, a quitté le domicile familial.

Il suffit d’une nuit pour que le trio féminin se retrouve confronté à ce que Lorraine avait jusque-là réussi à cacher à ses filles : la violence de Jesse, sa maltraitance au quotidien. Si Tanya, depuis l’adolescence, soupçonnait son beau-père de mauvaises intentions, Nessa n’y voyait que du feu, tout entière sous le charme incontestable de Jesse. Et pourtant, cette nuit-là, Lorraine manque d’y passer. Ses filles réagissent immédiatement : hôpital, fuite dans une autre ville, convocation au tribunal… Elles osent espérer que ces coups, qu’elles devinent de trop, vont être un électro-choc pour leur mère.

Mais cette dernière peine à accorder du crédit à toutes les mises en garde que lui adressent ses filles, le thérapeute, le médecin, ses amies… C’est plus fort qu’elle, elle aime Jesse. Alors elle se roule en boule sous les coups : plus « docile » elle sera, plus vite ça passera…

« C’est une histoire compliquée, Tanya. Je sais que tu ne comprends pas. Tout n’est pas blanc ou noir. » (p.150)

« Jesse était sanguin, possessif, tyrannique. » (p.211) / « Elle haïssait sa vie avec lui. Mais une vie sans lui serait bien plus terrifiante. » (p.254)

La révélation de cette maltraitance conjugale occulte en partie les traumas inhérents aux deux sœurs : la rivalité entre l’aînée, envieuse, et sa cadette, plus jolie et plus attirante ; le spectre entre elles de cette nuit au cours de laquelle un certain Dan les a à jamais séparées ; le constat amer de Nessa de l’échec de sa vie, entre un job alimentaire et un petit ami peu concerné par leur couple, si de couple il est possible de parler ; la possibilité pour Tanya de faire naître sa propre famille si elle accepte de porter l’enfant de son mari Eitan… Ainsi va la vie ? Ce que l’on montre ou veut bien montrer, ce que l’on cache ou aimerait cacher ?

Le récit d’Hanna Halperin fait la part belle aux sentiments complexes que chacune des protagonistes incarne. Elle questionne la féminité dans tout ce qu’elle a de plus sombre, de plus intime, de plus tabou : le désir d’avorter pour ne pas reproduire les erreurs maternelles ; l’accusation portée à une mère d’être une mauvaise maman quand cette dernière se soumet à l’irrationalité de son amant plutôt qu’au bien-fondé de ses enfants ; l’admiration et l’envie sororale, l’amour et l’affection, parfois la haine…

Lorraine, Nessa et Tanya se cherchent, littéralement : entre elles, dans une quête éperdue d’affection, de reconnaissance et de bon sens ; elles-mêmes, afin de donner un sens à leur vie, aussi morcelée et imparfaite soit-elle. Une relation triangulaire qui laisse régulièrement place, dans le récit, à des joutes aux allures de duels : une mère et sa fille ; une sœur face à l’autre ; une jeune femme face à son beau-père… Cette alternance de la dynamique des personnages constitue la richesse du texte, dont l’intrigue se resserre sur quelques jours à peine. Mais des retours dans le passé éclairent d’un jour nouveau le présent : et les révélations de donner du sens au cheminement de chacun des personnages…

« Simplement, tu as vécu un enfer ce week-end, parce que tu tiens énormément à elles. » (p.328)

Certains passages du récit sont durs mais nécessaires. L’émotion nous étreint pleinement à partir de la seconde moitié du livre : elle ne nous quittera pas jusqu’à la dernière page. Une belle et poignante découverte.


Notre part d’ombre, Hanna HALPERIN, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alice Delarbre, éditions BUCHET CHASTEL, 2023, 507 pages, 24.50€.

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