A dévorer !

« Une fenêtre sur Tribeca », Kyle Lucia Wu : envol bridé

Willa a achevé ses études de psychologie et se questionne encore quant à la direction à suivre pour son avenir. Dans l’immédiat, elle peut repousser ses doutes et ses interrogations à plus tard car on lui offre l’opportunité de devenir baby-sitter dans une très riche famille new-yorkaise sise dans le quartier huppé de Tribeca.

Lors de son entretien, Willa est saisie par l’opulence des lieux (un appartement qui fait tout l’étage d’un immeuble en plein Manhattan !), l’aisance et l’élégance innée de ses propriétaires, à savoir Nathalie et Gabe, respectivement analyste financière et médecin. Et puis, au centre, il y a Bijou, petite fille prodige élevée comme tel et qui, à neuf ans et demi, apprend le violon, la danse, le mandarin et ambitionne de devenir chef cuisinier avec le projet clair et déjà défini (définitif ?) de la création de son propre restaurant une fois adulte.

Willa est embauchée et très rapidement, malgré quelques erreurs dans la mission qui lui est confiée, devient nounou à demeure : les Adrien lui offrent toute une aile de la maison. Il sera ainsi plus aisé de gérer le dense quotidien de Bijou, petite fille charmante mais un rien despotique et condescendante, de ces enfants qui savent que tout ou presque leur est dû parce que leur naissance les a d’emblée privilégiés.

« Je ressentis soudain une vive jalousie envers la future Bijou, qui aurait grandi sous l’aile d’une mère avisée qui se serait épanouie dans l’éclat jaune citron de la prévenance de Nathalie. C’était plus de chance que je ne pouvais le supporter, et moi j’étais là, payée pour rester en retrait et surveiller tout cela. » (p.41)

Willa bénéficie d’une marge certaine de liberté pendant que Bijou étudie, mais assez vite elle ressent un certain désœuvrement, bien souvent seule dans l’immense appartement. L’admiration et la fascination pour le mode de vie de ses patrons se meut progressivement en curiosité, tant leurs façons de faire semblent innées et leur aisance à être dans le monde évidente.

« Je faisais ce que Bijou voulait, ce que Nathalie voulait, et de leur satisfaction je tirais une sorte de plaisir du travail bien fait. Leur contentement alimentait le mien et me permettait de me détendre? C’était un état si proche du bonheur que de voir quelqu’un d’autre y goûter et l’imaginer fondre sur ma langue. » (p.207)

Et la jeune fille de se questionner : quel est réellement son statut dans la famille Tribeca ? Est-elle plus qu’une simple employée, dans la mesure où elle partage l’intimité de nombre de moments avec Bijou et ses parents ? Peut-on considérer qu’elle fait partie, dans une certaine mesure, du clan, si l’on en juge les invitations qu’elle reçoit par exemple pour passer Noël avec Nathalie, Gabe, Bijou et les leurs ?

Willa mesure son propre malaise et, malgré toute l’aisance de son quotidien, ressent une certaine part d’inconfort, ne sachant où placer le curseur de sa juste place. Ses atermoiements sont soulignés, à chaque nouvelle rencontre, par le questionnement dont elle est l’objet, elle la jeune femme 100 % américaine aux yeux bridés : de qui tient-elle son « origine » ? Parle-t-elle chinois ? japonais ? le mandarin ?

Et le récit de nous faire replonger, le temps de quelques chapitres intercalés dans la chronologie de l’année 2014 de Willa au sein du clan Adrien, dans l’enfance et l’adolescence de la jeune femme : une période au cours de laquelle ses parents ont divorcé et chacun a re-créé une nouvelle famille, avec de nouveaux enfants. Willa a donc vu naître autour d’elle deux demi-sœurs et un demi-frère. Mais si la famille s’est étendue, Willa a perdu de vue la sienne : plus vraiment en phase avec sa mère et son beau-père, relative étrangère dans la nouvelle famille de son père, Willa ne sait plus où se positionner. Ne restent que les souvenirs partagés « ensemble » autrefois, vagues réminiscences qui surgissent le temps d’un petit-déjeuner clin d’oeil ou d’une sortie père-fille au restaurant. Quelle est sa famille maintenant ? A qui – à quoi « appartient-elle » ?

« Quelque chose que je détestais dans la vie, c’était qu’il semblait n’y avoir aucune trace de moi. N’y avoir aucune preuve de que j’avais vécu ou aimé, en traversant l’existence toute seule. » (p.26è)

Ainsi, Willa mesure chaque jour son sentiment d’inadéquation au monde, comme si la rupture familiale originelle avait stoppé net la construction de son identité. Depuis, elle se cherche, tâtonne et bafouille, se dépréciant à la moindre occasion. Les Adrien peuvent-ils être une famille de substitution ? Willa y est-elle acceptée ou seulement tolérée ?

« Peut-être n’était-ce pas la faute de la société s’il n’y avait pas de place pour moi. Peut-être était-ce ma faute parce que je ne me donnais jamais la peine d’essayer. Parce que j’attendais que les choses me viennent aussi naturellement qu’elles semblaient venir à tout le monde. Peut-être pensais-je que je n’étais pas obligée de faire des efforts si personne d’autre n’en faisait. » (p.226)

Kyle Lucia Wu livre un récit initiatique qui questionne la construction d’un individu au carrefour de plusieurs identités : l’identité familiale, morcelée ; l’identité nationale, fruit d’un multi-culturalisme source d’inquisitions ; l’identité sociale, scindée entre servilité et aspirations légitimes à emprunter l’ascenseur social.

Une fenêtre sur Tribeca offre donc une vue sur une certaine société américaine, avec un angle de tir critique sur le puzzle complexe des réseaux humains entre eux.


Une fenêtre sur Tribeca, Kyle Lucia WU, traduit de l’anglais (États-Unis) par Juliette Bourdin, éditions MERCURE DE FRANCE, 2023, 291 pages, 23€.

Publicité

1 réflexion au sujet de “« Une fenêtre sur Tribeca », Kyle Lucia Wu : envol bridé”

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s