
Empêtrée dans sa Picardie natale, dans la petite ville si bien nommée Crèvecoeur, Élise Maldue ignore qu’un futur possiblement meilleur l’attend. Comment le pourrait-elle ? Son père méprise les intellectuels, roue sa femme de coups, ignore superbement sa fille quand il ne la tourmente pas, et surtout idolâtre ses bouteilles d’alcool. Sa mère, femme de ménage besogneuse, économise les bouts de chandelle et ne manifeste guère de tendresse pour sa fille.
« ses camarades ne savaient pas ce que c’était, peut-être, de grandir dans une maison où on cassait la vaisselle, où on se criait dessus, où les portes claquaient au moindre accroc. » (p.21)
Alors, quand une professeur de lycée suggère à Élise d’envisager une prépa, la jeune fille y voit la possibilité de fuir le foyer. Mieux encore : grâce à une bourse, elle n’aura pas à craindre le ressentiment de ses parents.
« S’enfuir. Mais les actes les plus évidents devenaient impossibles ; il ne restait plus que la frayeur, la douleur et la tristesse, ensuite la fatigue engourdissante, l’anéantissement qu’elle avait associé à Crèvecoeur. » (p.34)
Dans la cité scolaire qui l’accueille, Élise découvre un nouveau monde, aux codes inconnus. Il faut dire que ses camarades viennent de milieux privilégiés, tant culturellement que socialement et naviguent avec aisance dans les différents cours. L’adaptation d’Élise est rude, et elle aimerait gommer les stigmates qui la renvoient toujours à Crèvecoeur : sa chevelure indisciplinée, ses habits bon marché, ses lacunes intellectuelles. Le déclic survient lorsqu’elle comprend que pour s’en sortir, à défaut de réussir, il lui faudra travailler d’arrache-pied pour s’extraire du marasme dans lequel elle a toujours vécu et s’emparer de la chance qui lui a été donnée sans plus tergiverser.
Le « transfuge » dont elle devient la brillante incarnation est freiné en plein élan lorsque, en 2020, alors qu’Élise a choisi de se réinventer à Londres sous le nom de Sylvia, la crise épidémique met le monde entier à l’arrêt. De fait, attirée par les sirènes trompeuses des paillettes de la nuit dont ses camarades étudiants se gargarisent régulièrement sans crainte des lendemains brumeux lors desquels il s’agit de compter chaque livre sterling dépensée, Elise-Sylvia a déjà commencé à assumer son désintérêt progressif pour le cursus prestigieux qu’elle a réussi à intégrer à la sueur de ses efforts. Les cours en distanciel sonnent le glas des quelques miettes de motivation qui lui restent.
« Son goût de l’effort, son désir de revanche s’étaient évaporés dans la joie curieuse, dans la liberté féroce qu’elle éprouvait lors des nuits londoniennes. Elle apprenait davantage durant ces nuits bouleversantes, elle y rencontrait plus de gens qu’en des années d’une scolarité solitaire, dans un triste bahut de province qui n’avait eu d’autre mérite que de lui servir de tremplin vers l’international. » (p.85)
Le retour en France est forcé, et Élise se dépare du masque de Sylvia. Elle commence à comprendre que sa vie semble être une imposture constante : par le sentiment d’inadéquation permanent qu’elle ressent (avec ses parents à Crèvecoeur, au milieu de ses camarades auxquels elle ne s’identifie pas), Élise peine à trouver sa place dans le monde. Certes, elle tente de faire siens les codes qu’il lui faut maîtriser. Mais peut-elle faire illusion ? Son bonheur et son épanouissement sont-ils à ce prix ?
Une dernière chance lui est donnée de sceller son destin aux privilégiés de ce monde, occasion en or de gommer une bonne fois pour toutes les vestiges tenaces de son origine sociale. Au risque de se perdre, de se renier.
« Elle n’avait pas même vingt-cinq ans, ses études s’étaient enlisées malgré un brillant début, elle n’avait pas de travail. L’avenir ne lui offrait rien d’autre » (p.146)
Emilio Sciarrino offre un récit brillant à travers le parcours initiatique d’Élise Maldue. A travers son cheminement, son apprentissage de la vie de par le monde, il questionne le déterminisme social : peut-on s’affranchir du carcan de sa naissance ? Comment assumer la légitimité du « transfuge » social ? Ne plus vouloir être soi, ne pas assumer d’endosser une autre identité par crainte d’être accusée d’usurpation : avec le personnage d’Élise, Emilio Sciarrino offre un beau et complexe portait de jeune femme en quête d’elle-même, entre déconstruction et re-construction. Et si le véritable crève-cœur était de la voir s’évertuer, tout du long, à se définir par rapport à ce que les autres veulent d’elle et non pas le recours à ses propres richesses, ses propres valeurs, nombreuses et évidentes ? Entre dépendance assumée et indépendance revendiquée, Élise tergiverse.
Entre les lignes, il me semble aussi identifier, à travers le personnage d’Élise, une ré-écriture du roman Tess d’Uberville, de Thomas Hardy, pour nombre de similitudes intertextuelles : la petite provinciale naïve abusée par le fils de sa patronne ; le parcours besogneux et douloureux pour espérer mieux ; les chutes, nombreuses…
Un roman coup de cœur, du fait de la critique sociale qui tisse le récit tout du long et se déroule de concert avec le propre cheminement d’une héroïne attachante, fragmentée et morcelée en un tout signifiant. Celui d’une revanche sur la vie, in fine.
Crèvecoeur, Emilio SCIARRINO, éditions BELFOND, 2023, 222 pages, 21€.
Un immense merci aux éditions BELFOND pour l’envoi gracieux de ce roman, dévoré et adoré !
Roman intéressant de par son sujet, très actuel, en conséquence directe de la pandémie… Je prends note !
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