
Amandine Doucet a quitté sa Normandie natale pour enseigner le français dans un établissement sensible de Gonesse. Elle qui était pétrie d’un idéal pédagogique certain a vu ses rêves d’épanouissement brisés par son quotidien auprès d’élèves difficiles, chahuteurs, contestataires et très peu concernés par Molière ou Racine. Chaque cours tient du supplice et Amandine est loin de pouvoir répondre aux exigences du programme officiel.
« En signant pour l’Education Nationale, Amandine pensait sincèrement accompagner les jeunes de quartiers, mais pas jusqu’au cimetière. Elle, qui a la vocation chevillée au corps depuis toujours. […] Atterrir dans cette banlieue parisienne, face à des jeunes malmenés par la vie, c’était basculer dans un monde urbain gris, bruyant, sale et hostile. » (p.11)
« Depuis qu’elle les côtoie, Amandine ne s’est jamais sentie aussi misérable. Son constat d’échec est double. Elle qui pensait naïvement que pour enseigner, transmettre, élargir les horizons, il suffisait de dérouler le programme, elle a vite déchanté. Malgré son enthousiasme et son envie de bien faire, la magie n’a pas opéré. Privée de charisme et d’éloquence, Amandine s’est vite retrouvée à se débattre, engluée, prisonnière de leur médiocrité commune. » (p.17)
Lorsqu’elle découvre à travers les récits – truffés de « fôtes d’ortografe » – de ses élèves de cinquième que leurs héros ne sont plus Ulysse ou Hercule mais Kaaris ou assimilés, elle tombe des nues : qui sont ces nouveaux emblèmes (pas forcément culturels ou cultivés) qui font rêver la jeunesse ?
Amandine décide de partir en quête de ces références sur le terrain de jeu privilégié de ses élèves : les réseaux sociaux. Quelle n’est pas son amère déception de découvrir des jeunes personnes qui n’ont pour seuls faits d’armes que d’être passés à la télévision et s’être distingués du lot à grands coups de gueule ou de crêpages de chignons. Amandine remarque en particulier Sandra Faitou, une influenceuse aux deux millions d’abonnés, mais surtout d’une ignardise abyssale qui truffe ses ineptes posts de mille et unes erreurs d’orthographe.
« Amandine considère que cette influenceuse ne contribue en rien à élever le niveau intellectuel ou spirituel de ces enfants. Au contraire, elle se sert d’eux, encourage la surconsommation, n’a aucune sensibilité écologique, les trompe, caricature les relations hommes-femmes, atrophie et piétine leur système de réflexion et transforme la pensée en une bouillie infâme qu’ils ingurgitent sans faim devant leurs écrans. Les seuls efforts auxquels cette idiote consent convergent vers son unique personne. Son visage, son image, son reflet, son profil, son plaisir, sa silhouette, sa life, son kiff, ses envies, ses désirs, ses fans. Il n’y en a que pour elle, encore et toujours elle. Elle qui se flatte d’avoir arrêté l’école, de ne jamais ouvrir de livres, qui ne fait pas l’effort de s’instruire et affiche ses lacunes avec une bêtise qui frôle la niaiserie. » (p.55)
Amandine se crée alors une mission : derrière son écran, elle peut être la justicière de l’ombre qui mettra à terre, par des punchlines efficaces, ces pseudo-modèles en lesquels les jeunes se mirent. Ses posts, bien sentis, fédèrent progressivement une petite communauté, et Amandine jubile de tous ces likes et retweets dont elle est l’objet.
« Amandine se régale à écrire ces méchancetés, sans préjudice pense-t-elle, sur ces célébrités de pacotille » (p.34)
Elle traque les faiblesses de sa proie, sans jamais être injurieuse. Son but : relever le niveau, et faire comprendre aux jeunes que ces stars de pacotille ne reflètent qu’un sinistre miroir aux alouettes, dépourvu de tout fondement solide.
Seulement, Sandra Faitou n’est pas décidée à se laisser faire. Dans les chapitres qui lui sont consacrés et qui alternent avec ceux d’Amandine, on comprend progressivement le salut que représentent pour elle les réseaux sociaux, élément essentiel à sa survie, elle qui galérait chez MacDo et qui assume bon gré mal gré un embonpoint stigmatisé.
« Aujourd’hui les gens l’insultent toujours, mais elle pèse. Elle est dans le biz, elle planifie, elle gère, elle est cheffe d’entreprise. Sa propre boss, wesh ! » (p.81)
Sophie de Villenoisy lui prête à dessein un langage familier et une syntaxe qui malmène la langue française, suggérant le gouffre intellectuel intérieur. Les trolls, les haters comme Amandine, cachée derrière son pseudo, sont son quotidien, qu’elle combat comme elle le peut. Cependant, lorsque la pression devient trop forte, Sandra commet une bêtise qui, contre toute attente, l’érige en martyr des réseaux sociaux. Pour Amandine, c’est la honte : jamais, à sa modeste échelle, elle n’a voulu du mal à l’encontre de l’influenceuse.
« L’a-t-elle tuée ? Peut-être. Un peu. Sans doute. Mais non, impossible ! Elle est quelqu’un de bien. […] Elle a le tournis, la honte la submerge malgré elle. » (p.122)
Amère prise de conscience que derrière son noble combat pour la langue et la culture françaises, se cache un être humain certes décérébré mais pas moins riche d’humanité. Amandine va payer le prix de son zèle, tant auprès de ses élèves que de l’administration.
« Comme si ses tweets avaient le pouvoir de changer le cours des choses. Quelle présomption ! Elle qui pensait agir pour le bien n’a finalement fait que du mal. » (p.135)
On retiendra de ce merveilleux petit roman tout l’enjeu didactique du propos : on ne peut que déplorer l’abêtissement des figures populaires qui font rêver nos jeunes (stars éphémères de télé-réalité, influenceurs – influenceuses), figures dont l’aura ne vient plus des haut-faits mais de la savante maîtrise des outils numériques pour embellir à coups de filtres une vie somme toute banale. En cela, Troll me tender se fait délicieusement critique et ironiquement incisif. Mais Sophie de Villenoisy amène intelligemment son contre-point en accordant au personnage de Sandra Faitou une humanité que l’on oublie lorsque l’on est caché derrière son écran : il s’agit de comprendre que « taper » sur ces gloires éphémères, c’est aussi atteindre des êtres humains, aussi perfectibles soient-ils.
« Elle voulait juste donner une petite leçon aux nuisibles en attirant malicieusement l’attention sur les soi-disant modèles de vie d’une jeunesse abandonnée à elle-même. » (p.157)
De fait, ce récit instructif et fort plaisant à lire devrait être mis tant entre les mains de jeunes personnes que d’intellectuels dédaigneux et méprisants. A chacun de prendre ses distances (critiques) avec ce que la société érige comme nouveaux modèles. L’acharnement et la chasse aux sorcières certes, la considération de l’humanité en prime. Peut-être s’agit-il avant tout de comprendre que les réseaux sociaux n’affichent qu’une mise en scène. Plus besoin de planches pour que la théâtralité se joue sous nos yeux au quotidien ? Triste constat lorsque l’on est en quête d’authenticité. Ainsi va le monde, mais jusqu’où ?
Troll me tender, Sophie DE VILLENOISY, éditions EYROLLES, 2022, 196 pages, 16€.
Quelle tristesse de voir nos jeunes s’intéresser davantage ou exclusivement au superficiel des blogueurs/blogueuses ou influenceurs/influenceuses, à cette télé-réalité de bas de gamme !
Comment se construire une vie d’adulte avec ces bases-là ?
Les parents ont baissé les bras et les professeurs récoltent le mauvais rôle, le plus difficile…
De quoi s’inquiéter vraiment.
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J’adore ton commentaire. J’ai vraiment aimé ce récit car ça dépeint à la perfection notre triste réalité. J’ai aimé qu’il n’y ait pas un manichéisme absolu (la prof est piégée à son propre jeu). Mais dans tous les cas, ça fait réfléchir sur nos « modèles »…
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