
Alors qu’elle était enfant, aller au fast-food un soir de retour de week-end était, pour Claire, une joie immense partagée par son frère Nicolas. Pour leurs parents, Sylvie et Jérôme, un petit plaisir octroyé aux enfants pour échapper au morne quotidien dans lequel l’argent était compté, toujours. De son regard d’enfant, Claire livre de son père un portrait touchant, celui de l’ouvrier brisé par la fatigue des trois-huit. Un prolo de la France laborieuse et besogneuse sur lequel elle porte un regard lucide, sans doute attendri, l’humanité de son père tout entière sclérosée par la tyrannie de la vie à l’usine.
« Jérôme marche jusqu’au robot, quinze minutes, il se plaint toujours plus de ça que du reste, le temps de marche. Sans cesse arpenter l’usine avec ses chaussures trop lourdes, marcher à l’intérieur des périmètres de sécurité, au milieu du vacarme, les pres qui cognent, il ne connait rien d’équivalent. Il redoute davantage cette usure qu’un péril concret dont il peut mesurer l’impact instantanément. » (p.151)
Des années plus tard, dans une mise en abyme que seul le destin peut imaginer, au tour de Claire de vivre le rythme mécanique de l’usine au sein d’un fast-food. Si le décor la faisait rêver enfant, l’envers du décor la laisse, adulte, désabusée et dépitée. Rythme cadencé par la pointeuse, responsabilités chaque jour remises en question selon le bon vouloir des managers ou responsables d’équipe. Règne du surgelé et de la production minutée, annihilation des identités des équipiers, mise à l’épreuve de la ténacité.
« Ici personne ne cuisine, nous sommes occupés à garantir une température élevée, un aspect correct, conforme à ce que le client connaît déjà ou a pu goûter dans un autre restaurant de la chaîne. Nous manipulons l’équipement de production et nos gestes sont les mêmes que ceux des équipiers d’il ya vingt ans. » (p.112)
Claire ne bronche pas, et se plie aux exigences des multiples postes possibles : les frites, la salle, le café, le drive… Si certains sont redoutés, d’autres sont convoités, mais aussi faut-il faire ses preuves.
« Après trois semaines au drive, je suis désormais en salle, le royaume dont personne ne veut, constitué du lobby intérieur où mangent les clients, de la terrasse, des toilettes et du local poubelle. Je suis en salle parce que je viens d’arriver et que les nouveaux servent à être là où personne ne veut travailler. » (p.59)
Dans une narration qui fait alterner l’enfance ouvrière de Claire et son travail au sein d’une chaîne de fast-food, nous guettons les indices d’une humanité et d’une humanisation que les difficiles conditions de vie ou de travail remettent en question.
« Lorsque je la trouve, je prononce d’autres mots, mon vocabulaire n’en contient plus qu’une dizaine, ceux utilisés depuis quatre heures. » (p.45)
Ainsi, forte est l’empathie que l’on ressent pour la gamine qui fait fi de la négligence relative de son enfance et pour l’adulte qui accepte sans broncher l’opportunité de travailler.
Dans notre société moderne où le travail est de plus en plus remis en question et la pénibilité du labeur en restauration étalé au grand jour, En salle sert avec intelligence le propos et la réflexion sur le sens à donner à notre engagement professionnel, quel qu’il soit. Les détails, nombreux dans le texte, sont les plus signifiants pour suggérer l’indicible. Et surtout, le récit nous invite à considérer ces travailleurs de l’ombre (et parfois de la honte) qui, dans des conditions épuisantes voire humiliantes, s’avilissent pour mieux nous servir.
Essentiel, et qui n’est pas sans rappeler, par sa force critique, le sublime A la chaîne, de Claude Ponthus. Repousser le mépris de classe, le mépris social : un combat qui n’en finit pas.
En salle, Claire BAGLIN, éditions DE MINUIT, 2022, 159 pages, 16€.
Une lecture nécessaire !
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Ah, oui tout à fait d’accord ! J’adore « la carte de visite » du blog !
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Merci mille fois à toi :)))) !
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